dimanche 16 août 2020

GERDA TARO, DANS L’OMBRE DE CAPA

  

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UNE DU QUOTIDIEN « CE SOIR » DU 28 JUILLET 1937

 Femmes photographes dans un monde d’hommes. Leur passion a fini par leur coûter la vie. Aujourd'hui, Gerda Taro.

Le 10 août 1937, Louis Aragon décide de mettre à la une de « Ce soir », le journal communiste qu’il dirige, les dernières images de Gerda. Deux semaines plus tôt, le 1er août, au cimetière du Père-Lachaise, près de 10 000 personnes se pressent aux obsèques d’une jeune femme qui aurait dû fêter ce jour-là ses 27 ans. Le poète engagé et son ami Pablo Neruda y prononcent un éloge funèbre émouvant. Plus tard il dira : « Le peuple de Paris fit à la petite un enterrement extraordinaire, où toutes les fleurs du monde s’étaient donné rendez-vous. » Gerda Taro vient de partir emplie de gloire. Alors pourquoi a-t-elle ensuite disparu dans les brouillards de l’Histoire ?

Par Corinne Thorillon

PHOTO DE FRED STEIN (PARIS 1935)

Paris, septembre 1934, à la terrasse du Dôme, à Montparnasse, quartier général de tous les réfugiés politiques d’Europe centrale, la solaire Gerta Pohorylle, pétillante rousse toujours tirée à quatre épingles, fille rebelle de bourgeois juifs de Leipzig, rencontre Endre Erno Friedmann, photographe hongrois sûr de lui, au charme tsigane ravageur. Hitler vient d’accéder au pouvoir. Les deux déracinés antifascistes ont tout en commun, et surtout le goût de la liberté. Le jeune homme qui parle à peine français vend alors ses photos au rabais. Il lui met un Rolleiflex dans les mains et lui apprend les rudiments du labo. Après avoir été fille au pair et secrétaire à mi-temps, la jolie Allemande polyglotte vient de décrocher un boulot d’assistante à l’agence Alliance-Photo. Très amoureuse, elle a une idée lumineuse. Elle propose à son amant de changer d’identité. C’est ainsi que naît Robert Capa, exilé de l’Est tout à coup transformé en photographe américain séducteur et mondain, venu conquérir l’Europe. Le stratagème fonctionne. Les ventes s’envolent ! Deux fois au moins le prix d’avant. Elle en profite, au passage, pour prendre le pseudonyme de Gerda Taro.

Elle connaît les dangers du nazisme, pour avoir dû le fuir en 1933. Le 4 février 1936, elle obtient sa carte de presse, une première pour une femme. Le précieux sésame en poche, elle s’envole avec son amoureux ambitieux vers Barcelone pour couvrir la guerre civile espagnole. Ils échappent par miracle au crash de leur petit avion… Comme un signe. C’est là-bas que Robert Capa devient un mythe et atteint une consécration internationale avec « Mort d’un soldat républicain ». Il s’agit en fait d’une photo montée, pour montrer, paradoxalement, le vrai visage de la guerre. Il n’y avait aucun combat là où ils étaient ce jour-là. On ne saura jamais qui a réellement appuyé sur le bouton du Leica ni qui en a eu l’idée. Qu’importe. Leurs photos, cosignées Capa-Taro, captées au plus près de l’action, sont publiées alors par des magazines dont ils ne partagent pas forcément les idées. Ils décident d’en contrôler la diffusion et les légendes ; les prémices de Magnum, collectif que Bob créera en 1947 avec, entre autres, Henri Cartier-Bresson et son ami David – Chim – Seymour, qui traquait avec le couple d’idéalistes le combat en Espagne. Une agence atypique, dont l’objectif principal est, pour les photographes, de contrôler leurs droits d’auteur. Cruelle ironie du sort pour Gerda, qui n’a cessé d’être effacée de ses clichés.

Gerda n’avait aucun héritier pour préserver sa mémoire et valoriser son œuvre

Elle n’en peut plus de vivre dans l’ombre de son homme et de devoir partager avec lui notoriété et engagement politique. Robert rentre alors à Paris et laisse en Espagne sa « pequeña rubia », qui croit encore à la victoire républicaine. Elle repart sur le front pour enfin signer les images de son seul nom. C’est le 25 juillet 1937, à Brunete, dans la banlieue de Madrid, qu’elle va rencontrer son destin. Alors que les républicains sont en déroute, au terme d’une bataille acharnée contre les nationalistes, elle monte sur le marchepied d’une voiture transformée en ambulance. Elle y est percutée par un char et succombe à ses blessures le lendemain. Capa, alors star absolue du photojournalisme, semble inconsolable d’avoir perdu son âme sœur.

C’est pourtant lui et son petit frère Cornell qui ont gommé son nom au dos de toutes les images qu’ils ont réalisées ensemble. Sa famille ayant disparu tragiquement dans les camps, Gerda n’avait aucun héritier pour préserver sa mémoire et valoriser son œuvre. Tombée dans un oubli total pendant près de cinquante ans, l’Histoire lui redonne une place de choix lorsqu’une valise, en réalité trois boîtes d’archives assemblées par Emeric Weisz, ami et tireur de Robert, disparue mystérieusement à la fin de la Seconde Guerre mondiale, réapparaît par miracle en 2007 au Mexique. Elle contient 4 500 négatifs du trio d’amis sur la guerre d’Espagne, dont 800 de Gerda. Le monde découvre ainsi à travers ces clichés inédits, tamponnés de son nom, une femme courageuse et intrépide, mais surtout une grande photographe aux compositions graphiques audacieuses. La première photojournaliste morte sur le champ de bataille sort de cette épitaphe fatale pour enfin entrer dans la lumière qu’elle mérite. Et Giacometti ne s’est pas trompé en surmontant sa sépulture modeste d’un faucon Horus, symbole de résurrection. Elle s’appelait Gerda Taro.

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