vendredi 15 janvier 2021

QUAND ROSELYNE BACHELOT CITE PABLO NERUDA, ÇA VEUT DIRE QUOI ?

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PHOTO THOMAS COEX/POOL VIA REUTERS
Lors de la conférence de presse du gouvernement du 14 janvier, la ministre de la Culture a glissé une citation du poète chilien : « Le printemps est inexorable. » Cryptique.

Par Elisabeth Philippe  

PEINTURE RICHARD DAY

Imaginez. Vous êtes une des plumes de Roselyne Bachelot. Vous planchez sur le discours de votre ministre pour la conférence de presse. Dans quelques heures, les membres du gouvernement doivent annoncer les nouvelles mesures sanitaires. Sauf que, pour le monde de la culture, d’annonces et de nouvelles mesures, il n’y a pas. Que dalle. Walou. Nada. Pas une seule date à donner, pas une réouverture en vue, pas le moindre signe d’espoir. Or « vivre sans espoir, c’est cesser de vivre », comme l’écrivait Dostoïevski.

Pour seule consigne, on vous donne un vague horizon : le printemps. Ça ne mange pas de pain de dire que ça ira mieux au printemps. C’est flou, c’est fleuri. Débrouillez-vous avec ça. Vous êtes las d’écrire sur du vent, de broder sur du vide. « Penser printemps ! » Ces mots tournent en boucle dans votre tête. Mais vous ne pouvez décemment pas les utiliser. Ça sentirait trop le réchauffé. Personne n’a oublié Emmanuel Macron, lors de ses vœux en 2017, et la façon dont il exhortait alors le peuple français à « penser printemps », reprenant là les mots du philosophe Alain.

Vous jetez un œil par la fenêtre. Il pleut. Sur les arbres, aucun bourgeon prêt à éclore. Pourtant, comme disait William Blake, « le plus timide bourgeon est la preuve qu’il n’y a pas de mort réelle ». Alors quoi, autant en finir tout de suite ? Votre regard se pose de nouveau sur votre écran. Et là, l’illumination.

Après l’hiver, viendra le printemps : c’est inexorable

Les mains tremblantes, vous entrez les mots « printemps » et « citations » dans votre moteur de recherche. Puis, fébrile, vous cliquez sur le lien que l’on vous propose gracieusement. Magie des algorithmes, le premier résultat est le bon. Une phrase aussi sublime qu’énigmatique s’affiche en lettres parme : « Le printemps est inexorable ». C’est du Pablo Neruda. Banco, triple banco : un poète chilien, prix Nobel, engagé, peut-être même un martyr. Après tout, les circonstances de sa mort restent troubles. Ça va plaire à tous ces intermittents et ces bobos qui chouinent sur leur sort. Non, vous ne pensez pas ça, bien sûr, mais tel Jules Renard, vous croyez que « l’ironie est la pudeur de l’humanité ».

Alors, certes, cette phrase, « le printemps est inexorable », provient d’une ode au communisme - pas très « start-up nation » - que l’on trouve à la fin des Mémoires de Neruda « J’avoue que j’ai vécu » :

La vie des vieux systèmes a éclos dans les énormes toiles d’araignée du Moyen Age… Des toiles d’araignée plus résistantes que l’acier des machines… Pourtant, il existe des gens qui croient au changement, des gens qui ont pratiqué le changement, qui l’ont fait triompher, qui l’ont fait fleurir… Mince alors !… Le printemps est inexorable ! » (Folio, trad. de Claude Couffon)"

Oui, bon, après tout, Emmanuel Macron a bien écrit un livre programmatique intitulé « Révolution ». Hasta siempre Presidente ! Mais hors contexte, ça veut dire quoi, exactement, « le printemps est inexorable » ? Est-ce que ça signifie que le printemps est sans pitié, inflexible et implacable ? Dans ce cas, pour la note d’espoir, on repassera. A moins qu’il faille comprendre que le printemps est inévitable. Gao Xingjian a raison : « le destin se moque des hommes ». Et les saisons, tout autant. Donc oui, « après la pluie vient le beau temps » et après l’hiver viendra le printemps. C’est inexorable !

Vous exultez. Enfin, vous l’avez trouvée cette formule qui fera mouche, celle qui donnera un petit supplément d’âme à un discours un peu terne, pour ne pas dire sinistre. En début de soirée, jeudi 14 décembre, la ministre de la culture termine son allocution par ces mots, ceux-là mêmes que vous avez écrits : « Pour l’instant, la situation sanitaire est trop dégradée et trop instable pour envisager une date ferme de réouverture. » Avant de glisser, l’air entendu : « Mais je sais aussi, avec Pablo Neruda, que le printemps est inexorable. » Au rayon des citations prêtes à l’emploi, il y avait aussi cette phrase de Montaigne, ou plutôt de Platon, enfin de Socrate : « Je sais que je ne sais rien ». Elle aurait peut-être été plus honnête.

Merci au poète et éditeur Bruno Doucey, auteur de « Pablo Neruda. Non à l’humanité naufragée » (Actes Sud Junior,) qui m’a aidée à retrouver l’origine de la citation. Lui-même y fait allusion dans son livre, écrivant au sujet de Neruda : « Ses ennemis auraient beau couper les fleurs une à une, ils n’empêcheraient pas le printemps. »
PABLO NERUDA  
PHOTO FUNDACIÓN PABLO NERUDA

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La plus grande fierté de sa vie. Le poète chilien Pablo Neruda, magistral écrivain, prix Nobel de littérature, condamné à l’exil politique, parlait ainsi du Winnipeg, ce bateau grâce auquel il accomplit le sauvetage de milliers de réfugiés espagnols en 1939. Une aventure étonnante et méconnue qui résonne de manière brûlante avec notre actualité.

Actes Sud Junior

Ceux qui ont dit non

Octobre, 2020

11.00 x 17.60 cm, 96 pages 

ISBN : 978-2-330-14172-1

Prix indicatif : 9.00€

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