jeudi 28 décembre 2023

L’HONNEUR DES POÈTES

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YANNIS RITSOS CHEZ YPSILON EDITEUR

Littérature / L’honneur des poètes / Il arrive que des œuvres traversent le temps. « Romiosini », écrit il y a près de soixante ans par Yannis Ritsos, résonne toujours : chant de lutte et de méditation sur la Grèce, que Mikis Theodorakis mettra en musique, le poème porte l’histoire d’un peuple plus intimement défini par ses combats que par le Parthénon.

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ΓΙΑΝΝΗΣ ΡΙΤΣΟΣ - ΡΩΜΙΟΣΥΝΗ Ι - ΙΙΙ
YIANNIS RITSOS - ROMIOSYNI I - III

par Ulysse Baratin

Yannis Ritsos meurt en 1990. Lors de ses funérailles à Monemvassia, sa ville natale du Péloponnèse, camarades du Parti communiste de Grèce (KKE) et intellectuels athéniens s’écartent devant les paysans qui portent en terre celui qu’ils considèrent comme l’un des leurs. Drapeaux rouges, mer Égée, rite orthodoxe — et le peuple : un dernier adieu à l’unisson de sa vie, celle d’un homme né quatre-vingt-un ans plus tôt, un 1er mai, dans une famille d’aristocrates ruinés.

► À lire aussi :       LA JUSTICE CHILIENNE REFUSE DE ROUVRIR LA CAUSE DE LA MORT DE PABLO NERUDA

COUVERTURE DE
 « GRÉCITÉ  »
DE YANNIS RITSOS
 

Jeune homme, il gagne Athènes, où il vit d’expédients tout en luttant contre la tuberculose. Il devient une figure remarquée de la fameuse génération des années 1930 — celle de Georges Seferis et d’Odysseas Elytis, futurs Prix Nobel —, qui introduit le modernisme littéraire en Grèce. À la différence de ces derniers, Ritsos s’inscrit au jeune KKE, dans un pays toujours marqué par la « grande catastrophe » de 1922 — qui vit les chrétiens hellénophones expulsés d’Asie mineure lors de la deuxième guerre gréco-turque — et par la répression des grèves sous la dictature de Ioannis Metaxas, à partir de 1936. Dès lors, le poète vouera son existence autant à rechercher des formes d’expression inédites qu’à faire advenir la justice sociale. Ritsos, que Louis Aragon célébra, connut tous les honneurs littéraires et tous les camps de concentration de son pays. Partageant les souffrances d’un peuple opprimé, il sut les chanter par des moyens neufs, continuant à expérimenter alors même qu’il se faisait le héraut de ses combats. Pour comprendre comment cet écrivain si exigeant a pu susciter la ferveur de tout un pays, il faut lire Romiosini — Grécité —, chant de lutte autant que méditation sur la Grèce (1).

COUVERTURE DE  
«L'ÉTÉ GREC UNE GRÈCE
QUOTIDIENNE DE 4000 ANS»
DE 
LACARRIÈRE JACQUES

Écrite entre 1945 et 1947, l’œuvre conserve une place particulière dans l’histoire littéraire et politique grecque. Retour sur la résistance au fascisme, ce poème aux symboles aussi clairs que furtifs compose l’histoire d’un peuple en lutte constante pour la liberté à travers les siècles. En 1946, la guerre civile éclate entre communistes et monarchistes soutenus par le Royaume-Uni, empêchant la publication du texte. Ritsos est déporté, de 1949 à 1951, dans des camps insulaires où l’État royaliste torture et « rééduque » les communistes vaincus. Grécité paraît finalement dans un recueil en 1954, période de détente politique. Son succès, ainsi que l’instauration de la dictature des colonels en 1967, conduisent l’écrivain Jacques Lacarrière à traduire ce chant majeur dès 1968, en une version française qui en a saisi l’âpreté et la respiration épique (2).

En trente-cinq pages, Ritsos cherche à dire la Grèce dans une langue nue et, au premier abord, comme négative : « Ce pays est aussi dur que le silence, / Il serre contre son sein ses dalles embrasées, / Il serre dans la lumière ses vignes et olives orphelines, / Il serre les dents. Il n’y a pas d’eau. Seulement de la lumière. » Passé et présent se nouent, des références aux civilisations antique, byzantine et moderne entrent en résonance. Des Turcs aux Allemands, la terre n’en finit pas d’être occupée. C’est elle, avec la mémoire des morts, qui lie les êtres. Et non le sang. Aucune indication ne situe l’époque, les humains ne se distinguent pas de leur environnement : « Et voici ceux qui montent et descendent les marches de Nauplie / Et qui ont pour tabac les feuilles épaisses de la nuit, / Pour moustaches des buissons de thym saupoudrés d’astres / Et en place de dents, les souches, les rochers et le sel de l’Égée. » Il n’est pas question des « Grecs » mais d’un « ils » indistinct et répété formant un collectif anonyme et composite. On y trouve, jamais tout à fait anéantis, les spectres de la guerre d’indépendance de 1821. Car Grécité fait écho aux chants klephtiques des libres bandits montagnards qui combattaient les Ottomans : « Sur les créneaux les capétans morts debout gardent le fort. / Sous leurs habits, la chair se décompose. / Frère, n’es-tu pas harassé ? » Ailleurs, le chant intègre l’épopée de Digenis Akritas, mythique gardien de la frontière byzantine, neuf siècles plus tôt : « Sur les aires de marbre, ils ont rencontré Digenis, / Ils ont dressé la table pour dîner / Et ils ont partagé leur désespoir en deux / Comme on partage, sur ses genoux, la miche d’orge. » À bas bruit, sa rumeur emporte avec elle jusqu’aux évocations fugaces de Prométhée et d’Ulysse. Le poème se clôt sur les villages brûlés des années 1940 et les sacrifices de la résistance. Le jeu d’échos finit par mêler morts et vivants en un même peuple qui se soulève contre l’occupant par-delà les tombeaux : « Sous la terre, entre leurs bras croisés / Ils tiennent la corde de la cloche, / Et ils attendent sans dormir / De sonner la résurrection. / Ce sol, il est à eux, il est à nous / Nul ne peut nous le prendre. »

De façon inattendue pour l’époque, Ritsos nomme romiosini ces rapprochements successifs et ce réseau de signes. Le choix du terme est crucial. Romiosini n’est pas l’hellénisme qui, depuis la création de l’État grec en 1831, représente un levier idéologique pour obtenir le soutien du Royaume-Uni, de la France et de la Russie. En grande partie sous la pression de ces puissances, le nouveau pays se construit dans l’esprit d’un retour à l’Antiquité classique et d’une filiation avec Périclès et Aristote. Il reviendrait aux Grecs modernes de faire revivre marbre immaculé, philosophie, opposition à l’Orient. Deux siècles plus tard, l’État a pour nom République hellénique ; celle-ci a pour citoyens les Hellènes. Par opposition, le terme romiosini fait référence aux romioi, les sujets de l’Empire byzantin. À sa chute, en 1453, les Ottomans employaient le terme rum pour désigner les populations hellénophones et plus largement chrétiennes. De ce fait, le romios désigne alors le Grec chrétien, par opposition à l’Hellène païen. Mais le romios est aussi le Grec vivant sous le joug et qui va combattre pour sa liberté lors de la révolution de 1821.

Après la « grande catastrophe », puis le déchaînement de violence sous l’occupation allemande, les Grecs traversent une crise identitaire. En 1945, Ritsos s’empare du terme romiosini, peu usité, pour opposer un autre récit au discours d’État sur le miracle en Attique au Ve siècle suivi d’une longue éclipse puis d’une résurrection, au   XIXème, avec la guerre d’indépendance. L’ensemble de la population de l’époque adhère à ce récit, du roi — la monarchie prend fin avec l’instauration de la dictature en 1967 — aux camarades communistes de l’auteur. La romiosini de Ritsos relève donc de la contre-attaque. Le poète rend vie au mot pour reformuler la conception que la Grèce peut avoir d’elle-même, en réalité caractérisée par trois millénaires d’insoumission populaire qui vibrent dans la chair du peuple et dans la terre. Comme si les peuples héroïques des siècles passés se survivaient dans celui, paysan et ouvrier, contemporain du poète. Il ne s’agit plus de tenter de revenir à un âge d’or incarné par les Athéniens d’autrefois, vainqueurs à Salamine et à Marathon, mais de s’inscrire dans une continuité dont les différentes phases se valent. En chargeant le mot d’une connotation populaire et combattante — qu’attestent les définitions des deux grands dictionnaires de grec moderne, le Triantafyllidis et le Babiniotis, qui font référence au poème —, l’auteur se place à l’opposé de la logique réactionnaire de l’hellénisme d’État.

Encore fallait-il que le texte pénètre la conscience collective. Depuis 1960, le compositeur Mikis Theodorakis — communiste lui aussi, combattant pendant la guerre civile, ancien déporté comme Ritsos — faisait se rencontrer dans ses compositions tonalités byzantines et instruments traditionnels, chanson populaire et poésie contemporaine. Les Grecs n’avaient jamais rien entendu de semblable. L’historien Dimitris Papanikolaou y voit l’invention d’un nouveau canon culturel : un « modernisme populaire (3)  ». En 1966, Theodorakis met en musique Romiosini et choisit pour l’interpréter Grigoris Bithikotsis, célébrissime chanteur de l’époque. Lors du premier concert de Grécité, les salles de concert s’avèrent trop petites, il faut jouer dans un stade. La droite au pouvoir tente d’intimider, en vain, un public où les vétérans de la résistance croisent la jeunesse d’une gauche en plein essor. L’enthousiasme est colossal.

COUVERTURE DE  «DIX-HUIT PETITES
CHANSONS DE LA PATRIE AMÈRE»
DE 
YANNIS RITSOS 

Un an plus tard, en avril 1967, après le coup d’État, les œuvres de Theodorakis sont interdites. Ritsos est envoyé en camp, puis en liberté surveillée. Les années passent, jusqu’à l’occupation de l’École polytechnique en 1973 par les étudiants. Depuis les haut-parleurs, ils diffusent, inlassablement, Grécité. Entre-temps, Ritsos a écrit les Dix-Huit Petites Chansons de la patrie amère, qui en sont comme la suite, vingt-six ans plus tard. Le thème de la romiosini est de nouveau présent : « Ne pleure pas sur la Grèce, quand elle est près de fléchir / Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque, / La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne / Pour terrasser la bête avec la lance du soleil (4).  » À la chute de la dictature, en 1974, ces vers furent chantés par Theodorakis et repris par la foule athénienne lors d’un concert mythique. Poésie et chanson s’opposent ensemble à l’ordre dominant dans le champ symbolique, comme les artistes l’avaient fait dans l’action politique, pour la liberté.

Aux dernières élections nationales de mai-juin 2023, trois partis d’extrême droite ont recueilli 12 % des suffrages, parmi lesquels les Spartiates et Solution grecque, qui s’inscrivent dans la tradition helléniste. L’opposition entre grécité et hellénisme ne relève pas que de l’histoire.


Ulysse Baratin

Directeur de la Scène de recherche de l’École normale supérieure de Paris-Saclay.

Notes :

(1)  Yannis Ritsos, Grécité, traduit du grec par Jacques Lacarrière, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 2023 (rééd.).

(2)  Jacques Lacarrière est notamment l’auteur de L’Été grec. Une Grèce quotidienne de 4000 ans, Plon, coll. « Terre humaine », Paris, 1976.

(3)  « Pour une histoire de la littérature grecque du XXe siècle. Propositions de reconstruction, thèmes et courants » (en grec), actes d’un colloque à la mémoire d’Alexander Argyrios, Presses universitaires de Crète - Musée Bénaki, Héraklion, 2012.

(4)  Dix-Huit Petites Chansons de la patrie amère, traduit du grec par Anne Personnaz, Éditions Bruno Doucey, Paris, 2012.



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    vendredi 8 décembre 2023

    LA JUSTICE CHILIENNE REFUSE DE ROUVRIR LA CAUSE DE LA MORT DE PABLO NERUDA

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    PABLO NERUDA, 1968
    PHOTO EVANDRO TEIXEIRA
    La justice chilienne refuse de rouvrir la cause de la mort de Pablo Neruda/ Santiago du Chili, 8 décembre 2023.  La juge Paola Plaza, de la Cour d’appel de Santiago, a refusé hier de rouvrir l’affaire concernant la mort du poète Pablo Neruda, comme l’avaient demandé sa famille et le Parti communiste chilien (PCCh). 

    (Prensa Latina)

    LA JUGE PAOLA PLAZA  GONZÁLEZ,
     LE 27 JANVIER 2023.
    PHOTO CRISTIAN SOTO QUIROZ

    Le prix Nobel de littérature est décédé dans des circonstances étranges, alors qu’il était hospitalisé dans une clinique privée de cette capitale le 23 septembre 1973, quelques jours après le coup d’État contre le gouvernement de l’Unité Populaire et le président Salvador Allende.

    Neruda est décédé un jour avant de se rendre au Mexique à l’invitation de ce gouvernement, où il prévoyait de créer un front international contre le dictateur Augusto Pinochet.

    Le certificat de décès délivré par le centre hospitalier a attribué le décès à un état d’épuisement grave dû à un cancer dont il souffrait, mais les témoignages de ses proches contredisent cette version.

    La famille de Pablo Neruda a pour sa part souligné que des analyses réalisées par des spécialistes internationaux ont révélé dans les restes du poète une quantité de la bactérie Clostridium botulinum incompatible avec la survie d’un être humain.

    Toutefois, la juge Paola Plaza a rejeté tous les arguments sous prétexte qu’ils ne sont pas convaincants.

    La juge a également rejeté l’allégation selon laquelle l’État n’avait pas employé tous les moyens à sa disposition pour établir la vérité sur le décès de Neruda. peo/npg/car/eam

    #Chili #justice #Pablo Neruda

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    jeudi 2 novembre 2023

    BNF - ATHÈNES-SANTIAGO, 1973-2023

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    Athènes-Santiago, 1973-2023 / Athènes-Santiago, 1973-2023 : une histoire culturelle des luttes contre les dictatures / Journée d’étude organisée par Anne-Laure Brisac-Chraïbi (BnF), Fabien Douet (BnF) et le réseau Transfopress avec Nicolas Pitsos (BULAC - CHCSC)

    L’appel à la solidarité internationale pour aider les victimes de la junte militaire arrivée par la force au pouvoir à Santiago du Chili le 11 septembre 1973 rencontra un large écho, notamment en Grèce, où la résistance fut particulièrement âpre. Cette journée d’étude à la BnF revient sur ces événements en portant un regard croisé sur l’histoire culturelle des luttes contre ces dictatures.


    lundi 30 octobre 2023

    ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE MIGUEL HERNANDEZ

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    PHOTO COLORISÉE
    PAR RAFAEL NAVARRETE

    CENT-TREIZIÈME 
    ANNIVERSAIRE DE  LA
    NAISSANCE DE MIGUEL HERNÁNDEZ 
    1910 - 30 OCTOBRE - 2023
    MIGUEL HERNÁNDEZ GILABERT NÉ LE 30 OCTOBRE 1910 À ORIHUELA, PROVINCE D'ALICANTE – MORT LE 28 MARS 1942 À ALICANTE, FUT L'UN DES PLUS GRANDS POÈTES ET DRAMATURGES ESPAGNOLS DU XXème SIÈCLE.
    MIGUEL HERNÁNDEZ GILABERT 


    Pour écouter, cliquez ici ! ]

    « El niño yuntero » poème de Miguel Hernández
    Musique, interprétation Joan Manuel Serrat

     
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    mercredi 4 octobre 2023

    LE TORRENT NERUDA

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    CARICATURE RISS

    Le torrent Neruda/ Il y a cinquante ans, était inhumé Pablo Neruda sous les yeux de la junte militaire qui venait de liquider le gouvernement de Salvador Allende.

    Philippe Lançon - Charlie Hebdo

    Paru dans l'édition 1628 du 4 octobre

    « J’ai vaincu l’ange du rêve, ce funeste allégorique… » Il y a cinquante ans, le 25 septembre 1973, quelques milliers de Chiliens suivaient à Santiago le cercueil du poète Pablo Neruda. Il fallait du courage, de la colère et du chagrin – les trois vont souvent ensemble – pour assister aux funérailles du barde latino-américain de la gauche internationale, du versificateur aérien et tellurique, Prix Nobel de littérature 1971 : celles-ci se déroulaient sous le nez sanglant de la junte militaire qui, quatorze jours plus tôt, avait liquidé le gouvernement présidé par Salvador Allende et lancé la chasse aux « marxistes ».

    Les maisons de Neruda avaient été saccagées par les sbires de Pinochet. La terreur projetait son ombre sur celle du poète. Il était mort le 23 septembre dans une clinique de la capitale, semble-t-il d’un cancer du pancréas ; semble-t-il, puisque aujourd’hui la mort naturelle est remise en cause. Comme il était malade, on ne saura probablement jamais ce qui, des brutes, du désespoir ou du cancer a gagné la course funèbre. Neruda avait 69 ans. Sa vie avait traversé le siècle comme un énorme dirigeable destiné à s’envoler et à gonfler, gonfler, par-dessus les montagnes et les mers, au gré des vents, des guerres, des amours, des frontières, des aventures, des séismes géographiques et politiques agitant la terre et l’humanité.

    A-t-il été le Hugo de l’Amérique latine du XXème siècle ? Sa popularité, sa puissance, la variété de ses poèmes, son avant-gardisme de jeunesse et de vieillesse, son engagement politique à la fois noble et cynique, son recyclage par les chansons, sa vie infiniment romanesque, son sérieux teinté d’ironie, le mélange de vers géniaux et d’épouvantables tunnels rhétoriques, de liberté formelle et de didactisme emphatique, de populaire et de populisme, tout cela rend la comparaison attirante (mais limitée : il n’était pas romancier et Hugo n’aurait sans doute pas tressé des lauriers à Lénine et Staline). La publication de Résider sur la terre, ses oeuvres choisies, dans la collection « Quarto » de Gallimard sous la direction de Stéphanie Decante, le fera-t-il revivre en France ? J’en doute, mais j’aimerais bien : le recueil est exhaustif, minutieux et soigné. Un cahier chronologique, des textes autobiographiques ou méconnus éclairent l’itinéraire poétique et politique.

    Une œuvre dense

    L’œuvre de Neruda est longue, variée, escarpée, comme la cordillère des Andes : « La vie/a tour à tour mis dans ma main/une colombe,/puis une autre./J’ai appris l’envol,/et l’ai enseigné/en volant. » On trouve d’abord dans Résider sur la terre ses sommets. Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée et Résidence sur la terre, ses deux chefs-d’oeuvre des années 1920–1930 : « Je suis le désespéré, les mots sans échos,/celui qui a tout perdu, celui qui a tout eu.»

    Il y eut une époque où l’Amérique latine entière, du faubourg au palais, connaissait de tels vers. Chant général, où le meilleur côtoie le pire et où il se baptise « Pablo Neruda, le chroniqueur de toutes choses ». Odes élémentaires, avec lequel j’ai enrichi jadis mon pauvre vocabulaire espagnol, et que je n’avais jamais lu en français. Neruda célèbre aussi bien l’oiseau que le vin, le bouillon de congre que Leningrad, une montre dans la nuit que la solitude. Il célèbre le peuple et l’artichaut, le peuple par l’artichaut : «L’artichaut/au cœur tendre/s’est vêtu en guerrier,/droit, il a construit/un petit dôme,/il est resté/imperméable/sous/ses écailles,/à ses côtés/les végétaux fous/se sont hérissés. »

    On est loin de Ponge. Il y a dans ce parti pris des choses et des hommes une facilité torrentielle, la recherche d’une simplicité parfois juste, parfois ostentatoire. Il y a surtout cette ambition démiurgique : fondre par le verbe le monde et l’homme, le travail et la justice. Neruda chante, bien ou mal, tout ce que nous n’avons finalement pas su faire de la planète et de nous-mêmes. En ce sens, sa lecture rend mélancolique ou militant, selon le caractère. Quant à ses couacs et à son sentimentalisme, il s’en expliquait en 1935 dans un merveilleux petit texte, « Sur une poésie sans pureté ». Dans un poème, le plus concret doit cohabiter avec « le clair de lune, le cygne au soir tombant, le « cœur de mon cœur » », signes « d’une poésie élémentaire et inévitable » : « Fuyez le mauvais goût, et c’est la glace qui vous attend. » Il n’a pas eu le temps de chanter la glace qui fond.

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    STÈLE DE LA JOIE - HOMMAGE AUX
     FRUITS DE NERUDA 1973, 177 X 332 CM
    ACRYLIQUE ET GLYCÉRO-SPRAY
    SUR TOILE MAROUFLÉE SUR TOILE
    LADISLAS KIJNO

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    lundi 25 septembre 2023

    CHILI : LA FONDATION PABLO NERUDA APPELLE LA JUSTICE À DÉVOILER LES VÉRITABLES CAUSES DE LA MORT DE L’IMMENSE POÈTE

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    ILLUSTRATION FONDATION PABLO NERUDA

    CHILI : LA FONDATION PABLO NERUDA APPELLE LA JUSTICE À DÉVOILER LES VÉRITABLES CAUSES DE LA MORT DE L’IMMENSE POÈTE/ 
    Santiago - La Fondation Pablo Neruda, qui perpétue l’œuvre du célèbre poète chilien, a lancé un appel à la justice de son pays pour dévoiler les véritable causes de son décès survenu quelques jours après le coup d’Etat perpétré par Augusto Pinochet en septembre 1973.

    Quid.ma

    PABLO NERUDA
    PAR MILAD BEHROOZI
    Cet appel a été lancé à l’occasion du 50ème anniversaire de la mort du plus célèbre des poètes chiliens contemporains, dans des circonstances qui n’ont jamais été clarifiées, sachant que le poète était l’un des détracteurs les plus virulents de Pinochet.

    Un communiqué de la Fondation, qui « protège le précieux et énorme héritage du poète, demande que la justice se prononce rapidement sur les causes de sa mort".

    Le document fait également référence au coup d’État et à ses effets sur Neruda. "Il a détruit les fondements de la coexistence humaine au Chili, affectant profondément le poète qui, en quelques jours, a vu ses idéaux pulvérisés et ses amis assassinés. Lorsque les valeurs démocratiques et la défense des droits de l’homme - dans le pays et dans le monde - subissent les assauts de nouveaux populismes, de nouveaux fascismes et d’un négationnisme cruel, la figure de Pablo Neruda est une leçon aujourd’hui".

    Le communiqué fait ensuite référence à la censure de l’œuvre de Neruda après le coup d’Etat de Pinochet, soulignant que "l’objectif de ces actions était de provoquer le décès moral de Neruda, l’effaçant ainsi de l’histoire du pays en tant que figure politique et culturelle incontournable dans la lutte pour la justice sociale ».

    Pablo Neruda, Prix Nobel de littérature en 1971, est l’un des poètes les plus influents et les plus renommés du XXème siècle. Il était un poète, un diplomate et un homme politique chilien, et ses œuvres ont été traduites dans de nombreuses langues. 

    Neruda, né en 1904 Ricardo Eliecer Neftali Reyes Basoalti est surtout connu pour sa poésie passionnée, en particulier ses poèmes d'amour et ses œuvres engagées politiquement. Il a écrit sur une grande variété de sujets, y compris la nature, l'amour, l'histoire et la politique. Il était un communiste dévoué et a servi en tant que diplomate et sénateur pour le Parti Communiste chilien. Son engagement politique se reflète dans plusieurs de ses œuvres poétiques, notamment dans "Canto General", qui explore l'histoire et la condition humaine en Amérique Latine. En raison de ses convictions politiques, Neruda a vécu en exil à plusieurs reprises, notamment en Italie et au Mexique.:

    Pablo Neruda est décédé en 1973, peu de temps après le coup d'État militaire au Chili qui a renversé le président Salvador Allende. Il laisse derrière lui un vaste corpus d'œuvres poétiques qui continuent d'influencer la littérature et la poésie du monde entier. Ses œuvres restent largement lues et étudiées, et sa vie et son engagement pour la justice sociale et la dignité humaine continuent d'inspirer de nombreuses personnes.


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    FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
    PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

     

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    dimanche 24 septembre 2023

    ! CAMARADA PABLO NERUDA, PRESENTE !

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    LE CHAGRIN DE TOUT UN PEUPLE LORS DES FUNERAILLES DE
    PABLO NERUDA, A SANTIAGO DU CHILI, LE 23 SEPTEMBRE 1973
    PHOTO MARCELO MONTECINOS

    Le 23 septembre 1973, il y a cinquante ans, disparaît Pablo Neruda. Poète, écrivain, diplomate, prix Nobel de littérature et communiste, il aura consacré toute sa vie à l’écriture et à son engagement politique. Sa mort survient quelques jours après le coup d’État de Pinochet qui a vu le Chili basculer dans la nuit noire de la dictature.

    par Marie-José Sirach

    UNE DE L'HUMANITÉ DU
    VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023

    « Camarada Pablo Neruda, presente ! Camarada Pablo Neruda, presente ! Ahora y siempre ! » Le corbillard traverse doucement les rues de Santiago entouré de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui accompagnent la dépouille de Pablo Neruda. Le poète national, le poète universel est mort le 23 septembre 1973. Il n’aura pas survécu au coup d’État perpétré par le général Pinochet. Il n’aura pas survécu à la mort du président Salvador Allende, survenue le 11 septembre. Il n’aura pas survécu à celle de son ami auteur-compositeur Victor Jara, exécuté sous les balles de ses tortionnaires le 15 septembre dans le stade de Santiago. Celui qui a chanté la beauté foudroyante de la nature, celui qui disait de la poésie qu’elle était insurrectionnelle, vient de mourir. Dans des circonstances pour le moins mystérieuses.

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    Ils sont des centaines ce jour-là à l’accompagner. Les images tournées par Bruno Muel sont les rares qui nous soient parvenues de ce moment historique. Elles sont terribles, magnifiquement terribles. «!  Camarada Pablo Neruda ! » : un cri de rage et de désespoir, un cri de résistance repris par des hommes et des femmes en larmes ! En regardant ces images, on scrute les visages du peuple chilien. Seul un poète peut insuffler autant de courage, car on se dit qu’il leur en a fallu, du courage, pour braver la dictature. Soudain éclate l’Internationale. Les poings serrés se lèvent. Autour, des soldats en armes. Ils ont ordre de ne pas intervenir. On ne tire pas sur la foule qui assiste aux obsèques d’un prix Nobel de littérature. Même quand on s’appelle Pinochet et que le monde entier, effaré, regarde un pays sombrer dans la nuit.

    Puis on entend un slogan, incroyable, qui s’élève entre les tombes du cimetière. « La izquierda, unida, jamás será vencida » (La gauche unie ne sera jamais vaincue). Un appel à maintenir en vie cette Unité populaire qui avait soulevé un immense espoir sur tout le continent sud-américain. Jusqu’à son dernier souffle, l’itinéraire poétique et politique de Pablo Neruda aura accompagné les soubresauts du XXe siècle. Son œuvre, gigantesque, impressionne par son lyrisme, ses métaphores, une écriture enracinée dans une nature tumultueuse et indocile qui consacre les hommes. Il est né Ricardo Eliecer Neftali Reyes-Basoalto le 12 juillet 1904. Il a grandi à Temuco, capitale de l’Araucanie, aux portes de la Patagonie. Dès l’enfance, la nature est à portée de main, dans ces paysages aux couleurs vives et saturées où l’eau coule en cascade, où le chant des oiseaux retentit, joyeux, où les lianes indociles s’enroulent le long des troncs des arbres qui s’étirent vers la voûte étoilée du ciel.

    Son engagement pour la République espagnole

    Tout vient de là, dira-t-il plus tard, des souvenirs lointains de son enfance où couleurs et odeurs s’entrelacent à jamais dans son imaginaire. Très tôt, il recopie des poèmes dans des cahiers à spirales et se lance dans l’écriture. Il a 19 ans quand paraît son premier recueil de poésie, Crépusculaire ; 20 ans lorsque Vingt Poèmes d’amour et une chanson désespérée, longue élégie érotique et sensuelle, organique, aubade à la femme, à toutes les femmes, muses éternelles, le consacrent. Certes, la thématique n’est pas nouvelle. Déjà Ronsard en son temps n’écrivait pas autre chose. Mais du haut de ses 20 ans à peine, Neruda libère sa plume de tous les carcans de la métrique, s’émancipe de toute pudeur. « Je puis écrire les vers les plus tristes cette nuit. Je l’aimais, et parfois elle aussi elle m’aima. » Séduction, passion, trahison, rupture. « Il est si bref l’amour et l’oubli est si long. »

    Pablo Neruda est un jeune homme qui croque la vie par tous les bouts. L’écriture ne le lâche pas mais il a soif d’aventures et voudrait embrasser le monde. À partir de 1927, il pousse les portes du corps diplomatique. Il est d’abord nommé consul à Rangoun, puis à Colombo, Calcutta, Buenos Aires. S’ensuit un bref retour au pays natal et, en 1935, il est nommé consul en Espagne. Il s’était déjà lié d’amitié avec Federico Garcia Lorca. La Generación del 27 – Lorca, Alberti, Guillén, Hernandez – et Antonio Machado l’accueillent à bras ouverts. La maison madrilène de Neruda, la Casa de las flores, est le rendez-vous quotidien incontournable des poètes de la capitale, laquelle vit dans l’euphorie de la victoire du Front populaire. Mais le coup d’État de Franco, en juillet 1936, les bombardements massifs auxquels est soumise la population, l’assassinat de son ami Federico Garcia Lorca vont provoquer, chez Neruda, un choc. Il s’engage pour la République espagnole, sans relâche. « L’honneur de la poésie a été de sortir dans la rue, de prendre part à ce combat. La poésie fut une insurrection, écrira-t-il. Nous, les poètes, nous haïssons la haine et nous faisons la guerre à la guerre.»

    En 1939, il organise, avec l’assentiment du président chilien d’alors, le départ de 2 400 républicains espagnols à bord du Winnipeg, un vieux cargo abandonné dont il dira : « J’ai aimé dès le début le mot Winnipeg. Les mots ont des ailes ou n’en ont pas. Les mots rugueux restent collés au papier, à la table, à la terre. Le mot Winnipeg est ailé. » Toute cette première moitié du XXe siècle, Neruda n’aura cessé d’écrire. Tentative de l’homme infini en 1926, Résidence sur la terre de 1925 à 1931, en 1926, l’Espagne au cœur en 1938… À Paris, il se lie d’amitié avec Aragon, Éluard. En 1940, Neruda est nommé consul général au Mexique, sa route croise celle des grands peintres muralistes, Orozco, Rivera, Siqueiros. En 1945, il adhère au Parti communiste chilien et est élu sénateur des provinces minières du nord du Chili. La gouvernance chilienne a changé de président. Persécuté par les autorités de son pays, Neruda fuit le Chili à travers la cordillère. Il a ces mots pour évoquer ce temps : « L’exil est rond : un cercle, un anneau ; les pieds en font le tour, tu traverses la Terre et ce n’est pas ta Terre. Le jour t’éveille et ce n’est pas le tien, la nuit arrive : il manque tes étoiles. »

    La voix de tous les opprimés d’Amérique du Sud

    En 1950, paraît le Chant général, el Canto general. Un monument qui brasse l’histoire du continent sud-américain, un récit transnational où le poète chante la terre, l’eau, le vent et le feu, mais aussi l’histoire des peuples andins. Un souffle épique traverse cette œuvre-monde, et la voix de Neruda devient celle des sans-voix et de tous les opprimés de ce continent. La guerre d’Espagne aura marqué une rupture dans l’œuvre et l’écriture de Neruda. Même s’il ne va jamais renoncer à « chanter l’amour », Neruda réunit à jamais engagement poétique et politique. De retour au Chili en 1952, il devient en 1957 président de l’Union des écrivains chiliens. En 1964, il publie Mémorial de Isla negra, du nom de sa maison refuge, désormais un musée, qui regorge d’objets insolites, fruit de ses pérégrinations de par le monde. Pénétrer dans ce lieu pas trop loin de Santiago, face à l’immensité de l’océan Pacifique, c’est ressentir la vie du poète. En 1969, le Parti communiste le désigne candidat à l’élection présidentielle.

    Mais Neruda laisse sa place à Salvador Allende, qui devient ainsi le candidat unique de l’Unité populaire. Allende président, Neruda devient ambassadeur à Paris. Il y retrouvera d’anciens amis, fera connaissance du grand compositeur grec en exil Mikis Theodorakis, qui mettra en musique le Chant général. En 1971, il reçoit le prix Nobel de littérature. Malade, il retourne au Chili, où il est accueilli triomphalement. Jusqu’à la fin de sa vie, il aura écrit, combattu le fascisme, milité pour un monde de justice et de paix. Sa poésie ne nous dit pas comment vivre mais nous apprend à vivre. Il fut le poète de l’amour et de la révolte. Le coup d’État de Pinochet mettra fin à une aventure progressiste et démocratique qui se déployait dans ce pays, longue bande de terre étroite, coincée entre la cordillère des Andes et le Pacifique.

    Recevant le Nobel, Neruda emprunte, pour conclure, les mots d’Arthur Rimbaud : « Ce n’est qu’au prix d’une ardente patience que nous pourrons conquérir la cité splendide qui donnera la lumière, la justice et la dignité à tous les hommes. Ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain ». Marie-José Sirach


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    FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
    PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

     

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    samedi 23 septembre 2023

    « 50 ANS APRÈS, LA MORT DE PABLO NERUDA RESTE TOUJOURS TRÈS MYSTÉRIEUSE »

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    PABLO NERUDA A REÇU LE PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE EN 1971
    PHOTO AFP 

    ENTRETIEN. « 50 ans après, la mort de Pablo Neruda reste toujours très mystérieuse » / Le poète chilien et homme politique communiste Pablo Neruda est mort il y a cinquante ans jour pour jour, le 23 septembre 1973. Des suites de son cancer selon la version officielle… Assassiné par le pouvoir de Pinochet dénoncent certains de ses proches. Alors qu’une enquête judiciaire est menée depuis 2011, Laurie Fachaux-Cygan, journaliste d’investigation qui a mené une enquête sur le sujet, estime que « seule la science pourra résoudre cette affaire ».

    Ouest-France

    Propos recueillis par Paul GRATIAN.

    Le 23 septembre 1973, douze jours après le début de la dictature chilienne de Pinochet, le poète et homme politique Pablo Neruda mourait dans un hôpital un jour avant de s’exiler au Mexique. Une mort longtemps qualifiée de naturelle – le prix Nobel de littérature chilien était atteint d’un cancer de la prostate – jusqu’à ce que des soupçons d’empoisonnement voient le jour ces dernières années. Assassinat politique ou mort naturelle ? Cinquante ans après ce décès, le mystère reste entier.

    « Dans cette affaire, rien n’est clair », raconte Laurie Fachaux-Cygan dans son livre Chambre 406, l’affaire Pablo Neruda, paru le 22 août aux éditions de l’atelier. Tout au long des 200 pages d’enquête, cette journaliste d’investigation travaillant en Amérique du Sud, ne cesse de se demander : « Que s’est-il passé dans la chambre 406 de la clinique Santa Maria le 23 septembre 1973 ».

    « Pablo Neruda faisait clairement partie des indésirables pour Pinochet »

    « Dans cette affaire rien n’est clair », écrivez-vous dans votre enquête. Que voulez-vous dire par là ?

    Rien n’est clair par rapport aux faits : cinquante ans après, la mort de Pablo Neruda reste toujours très mystérieuse. Manuel Araya, son chauffeur et assistant, et Mathilde Urrutia, sa femme, ont des versions différentes de la mort de Pablo Neruda alors que ce sont les deux personnes les plus proches du poète. Manuel Araya a toujours dit qu’il est allé chercher des affaires dans la maison de Pablo Neruda le 23 septembre, jour de la mort.

    Or Mathilde Urrutia évoque le 22 septembre. Manuel Araya raconte également qu’un médecin l’a envoyé chercher un médicament alors qu’il était à l’hôpital où était Pablo Neruda avant de mourir. Mathilde Urrutia n’en parle pas du tout… Je me suis plusieurs fois demandé pourquoi ils ne sont pas d’accord sur le récit.

    LE CONDUCTEUR ET ASSISTANT DE PABLO NERUDA, MANUEL ARAYA,
    LORS D’UNE CONFÉRENCE DE PRESSE EN FÉVRIER 2023.
    PHOTO MARTIN BERNETTI / AFP

    Mathilde Urrutia explique qu’il est mort dans son sommeil, alors que l’ancien ambassadeur de France au Chili, qui s’est rendu à la clinique de Pablo Neruda peu avant sa mort, raconte l’avoir entendu agoniser… Beaucoup de témoignages se contredisent.

    En quoi Pablo Neruda pouvait-il constituer une cible de Pinochet ?

    Les communistes étaient l’une des premières cibles de la dictature. Pablo Neruda était communiste, sa poésie parlait souvent de politique. Il avait été candidat à la présidentielle, il était ami avec le président Salvador Allende, victime du coup d’État. Pablo Neruda faisait clairement partie des indésirables pour Pinochet. Il est mort la veille de son départ au Mexique où sa femme l’avait convaincu de partir après le coup d’État. Or tout était près pour ce départ…

    PABLO NERUDA A ÉTÉ AMBASSADEUR
    DU CHILI EN FRANCE.
    PHOTO AFP

    Il faut attendre 2011 pour qu’une enquête soit ouverte sur la mort de Pablo Neruda, soit près de quarante ans après le décès. Comment expliquer ce délai ?

    Lorsque Pablo Neruda est mort, il avait 69 ans et avait un cancer de la prostate donc à l’époque, sa mort a été vue comme naturelle. Ensuite, Manuel Araya, qui a toujours été convaincu d’un assassinat, a très peu pu parler. À l’époque, seuls deux journaux de droite avaient le droit de paraître donc la presse chilienne n’en parlait pas. Il m’a aussi expliqué qu’on ne le prenait pas au sérieux car il était vu comme un simple chauffeur sans argent ni réseau. Et de toute façon, pendant la dictature chilienne, la plupart des plaintes n’étaient pas prises.

    En 2004, Manuel Araya a donné une interview au journal de sa ville mais cet entretien n’a pas eu d’écho. Il faut aussi avoir en tête que le Chili a mis du temps à se remettre de la dictature et 2004 est l’année où une plainte pour torture a été déposée pour la première fois. En 2011, Manuel Araya a donné un deuxième entretien pour un média mexicain et le Parti communiste s’est emparé de cette histoire et a porté plainte pour l’homicide de Pablo Neruda.

    « Seule la science pourra résoudre l’affaire »

    « L’issue de l’enquête est incertaine, l’éventail des possibilités est large », écrivez-vous. Où en est-on de l’enquête aujourd’hui ?

    L’enquête comporte 16 tomes et 7 000 pages de procédure. Il y a eu quatre panels d’experts. Le premier panel a cherché si des médicaments étaient dans le corps de Pablo Neruda et n’en ont pas trouvé. Des laboratoires internationaux ont travaillé sur les restes de Pablo Neruda. En 2017, le troisième panel d’expert a annoncé avoir découvert une bactérie, le clostridium botulinum (potentiellement toxique), dans une dent de Pablo Neruda. En février 2023, les scientifiques ont dit que cette bactérie était bien présente dans le corps de Pablo Neruda au moment de sa mort.

    Mais la pièce manquante du puzzle est de savoir comment cette bactérie est arrivée dans le corps du poète. A-t-elle été injectée, Manuel Araya ayant toujours parlé d’une piqûre ? A-t-elle été inhalée ? La bactérie était-elle dans un poisson que Pablo Neruda a mangé lors d’un repas avant sa mort ? Et cette bactérie a-t-elle développé la toxine botulique qui est très mortelle ? Il y a également cette question : si la bactérie a été injectée, d’où venait-elle ? C’est sur ces questions que travaille la juge aujourd’hui. Seule la science pourra résoudre l’affaire car on ne sait pas qui était l’infirmière qui a injecté un calmant à Pablo Neruda le 22 septembre, d’après la version de Mathilde Urrutia.

    LA JUGE PAOLA PLAZA GONZALEZ EST CHARGÉE DE
    L’ENQUÊTE CONCERNANT LA MORT DE PABLO NERUDA.
    PHOTO MARTIN BERNETTI / AFP

    Quand peut-on espérer un verdict de la juge de la Cour d’appel qui enquête sur cette affaire ?

    C’est impossible à savoir. Il y a déjà eu quatre panels d’expertise… Mais de toute façon, le verdict de la juge ne viendra sûrement pas clore l’affaire car les affaires de violations de droits humains sous Pinochet font très souvent l’objet d’appels, des personnes condamnées ou des proches. Le neveu de Pablo Neruda, Rodolfo Reyes, m’a déjà dit qu’il ferait appel en cas de non-lieu. Donc le feuilleton judiciaire est très loin d’être terminé. C’est un petit peu comme dans l’affaire de la mort de Eduardo Frei, ancien président chilien et opposant à Neruda, mort dans la même clinique que Pablo Neruda, en 1982, où il y a eu trois verdicts.

    Alors que des commémorations ont eu lieu au Chili pour les cinquante ans du début de la dictature, La mort de Pablo Neruda est-elle un sujet de débat aujourd’hui au Chili ?

    L’affaire Neruda n’a pas toujours fait la Une de la presse. En 2017, quand un panel d’expert avait indiqué que le certificat de décès était faux car Pablo Neruda n’était pas mort du cancer, le silence autour de l’affaire m’avait étonné.

    La mort de Neruda a fait la Une de la presse en février 2023 quand les experts ont remis leurs conclusions et les gens en ont davantage parlé. Le neveu de l’auteur avait dit qu’il avait eu les résultats et qu’ils indiquaient que Pablo Neruda avait été assassiné. Il y a eu un emballement médiatique et tout le monde en a parlé en imaginant un verdict prochain. Mais les experts ont finalement dit qu’ils ne pouvaient pas trancher.

    Aujourd’hui au Chili, cinquante ans après, ce n’est pas tellement la mort de Neruda qui fait parler mais plutôt la dictature de Pinochet. Le Chili a beaucoup de mal à écrire une histoire commune autour de ce coup d’État. La mort de Salvador Allende reste un traumatisme national avec des récits très différents entre la gauche et une partie de la droite et l’extrême droite.

    « Il y a encore beaucoup de pans de l’histoire récente du Chili qui manquent »

    À titre plus personnel, qu’est ce qui vous a poussé à vous intéresser à la mort de Pablo Neruda ?

    J’ai passé plusieurs années au Chili et en Amérique latine où j’étais correspondante pour plusieurs médias francophones. La problématique de la violation des droits de l’homme sous la dictature de Pinochet est très présente dans l’actualité donc c’est un sujet que j’ai toujours suivi. En 2013, je me suis intéressée à l’exhumation de Pablo Neruda dans le cadre de l’enquête judiciaire sur sa mort. J’avais alors longuement interviewé Manuel Araya, son chauffeur et garde du corps, que j’ai rencontré plusieurs fois ensuite. En 2016, je suis allé au quatrième enterrement du poète où j’ai vu plusieurs de ses proches. Je me suis dit que cette affaire était dingue avec plusieurs versions qui se contredisent. J’ai toujours aimé les polars et j’ai vraiment l’impression que cette affaire, tellement dense, ne pouvait pas se résumer en un article.

    En plus, alors que Pablo Neruda a eu une vie très romanesque, sa vie post-mortem a aussi été très romanesque. Il a eu quatre enterrements, ses restes ont aussi beaucoup voyagé, lui qui voyageait beaucoup…

    Vous rappelez dans le livre que des milliers de familles chiliennes cherchent encore la vérité concernant les faits commis pendant la dictature avec plus de 1 100 personnes toujours portées disparues. Le flou autour de la mort de Neruda est-il symptomatique de la difficulté d’établir la vérité sur cette époque ?

    On ne sait pas s’il a été assassiné donc Pablo Neruda n’est pas officiellement une victime du régime de Pinochet. Mais il y a tellement de doutes, avec cette mort douze jours après le coup d’État de Pinochet, que la mort de Pablo Neruda fait écho à ce besoin de justice et de vérité qu’on retrouve dans une grande partie du Chili.

    Il y a encore beaucoup de pans de l’histoire récente du Chili qui manquent. Je me souviens d’une rencontre avec une femme dont le mari avait disparu où elle me disait qu’au-delà de la justice, elle voulait surtout connaître la vérité. Dans énormément de cas, la vérité n’est pas reconstituée à 100 %.

    UN MONUMENT AU MORT EN HOMMAGE AUX PERSONNES DISPARUES
     DURANT LA DICTATURE DE PINOCHET, À SANTIAGO, AU CHILI.
    PHOTO PABLO VERA / AFP

    Que représente la figure de Neruda aujourd’hui au Chili?

    Pablo Neruda reste un immense auteur et poète au Chili. Avec Gabriela Mistral, il est l’un des deux seuls auteurs chiliens à avoir eu le prix Nobel de littérature. Ses résidences restent très visitées au Chili. Et de par sa mort et son passé communiste, sa figure est associée à la dictature et aux victimes de la répression. Ces dernières années, des personnes ont découvert qu’il reconnaissait un viol dans son autobiographie, donc son image avait été écornée. Mais cette affaire est retombée aujourd’hui même si sa figure reste clivante pour une partie du mouvement féministe.

    Au-delà du Chili, il reste un monument de la littérature mondiale. Gallimard a publié le 7 septembre Résider sur la terre, un nouvel ouvrage de Pablo Neruda. Il reste un auteur célébré, largement cité par des politiques. Pour les cinquante ans du coup d’État, Emmanuel Macron a par exemple envoyé un message au président chilien où il cite Louis Aragon qui a écrit un poème en hommage à Pablo Neruda.

    CAPTURE D'ÉCRAN

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    Il reste traduit dans énormément de langues, y compris dans des langues très rares.

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    FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
    PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

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