jeudi 28 décembre 2023

L’HONNEUR DES POÈTES

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YANNIS RITSOS CHEZ YPSILON EDITEUR

Littérature / L’honneur des poètes / Il arrive que des œuvres traversent le temps. « Romiosini », écrit il y a près de soixante ans par Yannis Ritsos, résonne toujours : chant de lutte et de méditation sur la Grèce, que Mikis Theodorakis mettra en musique, le poème porte l’histoire d’un peuple plus intimement défini par ses combats que par le Parthénon.

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ΓΙΑΝΝΗΣ ΡΙΤΣΟΣ - ΡΩΜΙΟΣΥΝΗ Ι - ΙΙΙ
YIANNIS RITSOS - ROMIOSYNI I - III

par Ulysse Baratin

Yannis Ritsos meurt en 1990. Lors de ses funérailles à Monemvassia, sa ville natale du Péloponnèse, camarades du Parti communiste de Grèce (KKE) et intellectuels athéniens s’écartent devant les paysans qui portent en terre celui qu’ils considèrent comme l’un des leurs. Drapeaux rouges, mer Égée, rite orthodoxe — et le peuple : un dernier adieu à l’unisson de sa vie, celle d’un homme né quatre-vingt-un ans plus tôt, un 1er mai, dans une famille d’aristocrates ruinés.

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COUVERTURE DE
 « GRÉCITÉ  »
DE YANNIS RITSOS
 

Jeune homme, il gagne Athènes, où il vit d’expédients tout en luttant contre la tuberculose. Il devient une figure remarquée de la fameuse génération des années 1930 — celle de Georges Seferis et d’Odysseas Elytis, futurs Prix Nobel —, qui introduit le modernisme littéraire en Grèce. À la différence de ces derniers, Ritsos s’inscrit au jeune KKE, dans un pays toujours marqué par la « grande catastrophe » de 1922 — qui vit les chrétiens hellénophones expulsés d’Asie mineure lors de la deuxième guerre gréco-turque — et par la répression des grèves sous la dictature de Ioannis Metaxas, à partir de 1936. Dès lors, le poète vouera son existence autant à rechercher des formes d’expression inédites qu’à faire advenir la justice sociale. Ritsos, que Louis Aragon célébra, connut tous les honneurs littéraires et tous les camps de concentration de son pays. Partageant les souffrances d’un peuple opprimé, il sut les chanter par des moyens neufs, continuant à expérimenter alors même qu’il se faisait le héraut de ses combats. Pour comprendre comment cet écrivain si exigeant a pu susciter la ferveur de tout un pays, il faut lire Romiosini — Grécité —, chant de lutte autant que méditation sur la Grèce (1).

COUVERTURE DE  
«L'ÉTÉ GREC UNE GRÈCE
QUOTIDIENNE DE 4000 ANS»
DE 
LACARRIÈRE JACQUES

Écrite entre 1945 et 1947, l’œuvre conserve une place particulière dans l’histoire littéraire et politique grecque. Retour sur la résistance au fascisme, ce poème aux symboles aussi clairs que furtifs compose l’histoire d’un peuple en lutte constante pour la liberté à travers les siècles. En 1946, la guerre civile éclate entre communistes et monarchistes soutenus par le Royaume-Uni, empêchant la publication du texte. Ritsos est déporté, de 1949 à 1951, dans des camps insulaires où l’État royaliste torture et « rééduque » les communistes vaincus. Grécité paraît finalement dans un recueil en 1954, période de détente politique. Son succès, ainsi que l’instauration de la dictature des colonels en 1967, conduisent l’écrivain Jacques Lacarrière à traduire ce chant majeur dès 1968, en une version française qui en a saisi l’âpreté et la respiration épique (2).

En trente-cinq pages, Ritsos cherche à dire la Grèce dans une langue nue et, au premier abord, comme négative : « Ce pays est aussi dur que le silence, / Il serre contre son sein ses dalles embrasées, / Il serre dans la lumière ses vignes et olives orphelines, / Il serre les dents. Il n’y a pas d’eau. Seulement de la lumière. » Passé et présent se nouent, des références aux civilisations antique, byzantine et moderne entrent en résonance. Des Turcs aux Allemands, la terre n’en finit pas d’être occupée. C’est elle, avec la mémoire des morts, qui lie les êtres. Et non le sang. Aucune indication ne situe l’époque, les humains ne se distinguent pas de leur environnement : « Et voici ceux qui montent et descendent les marches de Nauplie / Et qui ont pour tabac les feuilles épaisses de la nuit, / Pour moustaches des buissons de thym saupoudrés d’astres / Et en place de dents, les souches, les rochers et le sel de l’Égée. » Il n’est pas question des « Grecs » mais d’un « ils » indistinct et répété formant un collectif anonyme et composite. On y trouve, jamais tout à fait anéantis, les spectres de la guerre d’indépendance de 1821. Car Grécité fait écho aux chants klephtiques des libres bandits montagnards qui combattaient les Ottomans : « Sur les créneaux les capétans morts debout gardent le fort. / Sous leurs habits, la chair se décompose. / Frère, n’es-tu pas harassé ? » Ailleurs, le chant intègre l’épopée de Digenis Akritas, mythique gardien de la frontière byzantine, neuf siècles plus tôt : « Sur les aires de marbre, ils ont rencontré Digenis, / Ils ont dressé la table pour dîner / Et ils ont partagé leur désespoir en deux / Comme on partage, sur ses genoux, la miche d’orge. » À bas bruit, sa rumeur emporte avec elle jusqu’aux évocations fugaces de Prométhée et d’Ulysse. Le poème se clôt sur les villages brûlés des années 1940 et les sacrifices de la résistance. Le jeu d’échos finit par mêler morts et vivants en un même peuple qui se soulève contre l’occupant par-delà les tombeaux : « Sous la terre, entre leurs bras croisés / Ils tiennent la corde de la cloche, / Et ils attendent sans dormir / De sonner la résurrection. / Ce sol, il est à eux, il est à nous / Nul ne peut nous le prendre. »

De façon inattendue pour l’époque, Ritsos nomme romiosini ces rapprochements successifs et ce réseau de signes. Le choix du terme est crucial. Romiosini n’est pas l’hellénisme qui, depuis la création de l’État grec en 1831, représente un levier idéologique pour obtenir le soutien du Royaume-Uni, de la France et de la Russie. En grande partie sous la pression de ces puissances, le nouveau pays se construit dans l’esprit d’un retour à l’Antiquité classique et d’une filiation avec Périclès et Aristote. Il reviendrait aux Grecs modernes de faire revivre marbre immaculé, philosophie, opposition à l’Orient. Deux siècles plus tard, l’État a pour nom République hellénique ; celle-ci a pour citoyens les Hellènes. Par opposition, le terme romiosini fait référence aux romioi, les sujets de l’Empire byzantin. À sa chute, en 1453, les Ottomans employaient le terme rum pour désigner les populations hellénophones et plus largement chrétiennes. De ce fait, le romios désigne alors le Grec chrétien, par opposition à l’Hellène païen. Mais le romios est aussi le Grec vivant sous le joug et qui va combattre pour sa liberté lors de la révolution de 1821.

Après la « grande catastrophe », puis le déchaînement de violence sous l’occupation allemande, les Grecs traversent une crise identitaire. En 1945, Ritsos s’empare du terme romiosini, peu usité, pour opposer un autre récit au discours d’État sur le miracle en Attique au Ve siècle suivi d’une longue éclipse puis d’une résurrection, au   XIXème, avec la guerre d’indépendance. L’ensemble de la population de l’époque adhère à ce récit, du roi — la monarchie prend fin avec l’instauration de la dictature en 1967 — aux camarades communistes de l’auteur. La romiosini de Ritsos relève donc de la contre-attaque. Le poète rend vie au mot pour reformuler la conception que la Grèce peut avoir d’elle-même, en réalité caractérisée par trois millénaires d’insoumission populaire qui vibrent dans la chair du peuple et dans la terre. Comme si les peuples héroïques des siècles passés se survivaient dans celui, paysan et ouvrier, contemporain du poète. Il ne s’agit plus de tenter de revenir à un âge d’or incarné par les Athéniens d’autrefois, vainqueurs à Salamine et à Marathon, mais de s’inscrire dans une continuité dont les différentes phases se valent. En chargeant le mot d’une connotation populaire et combattante — qu’attestent les définitions des deux grands dictionnaires de grec moderne, le Triantafyllidis et le Babiniotis, qui font référence au poème —, l’auteur se place à l’opposé de la logique réactionnaire de l’hellénisme d’État.

Encore fallait-il que le texte pénètre la conscience collective. Depuis 1960, le compositeur Mikis Theodorakis — communiste lui aussi, combattant pendant la guerre civile, ancien déporté comme Ritsos — faisait se rencontrer dans ses compositions tonalités byzantines et instruments traditionnels, chanson populaire et poésie contemporaine. Les Grecs n’avaient jamais rien entendu de semblable. L’historien Dimitris Papanikolaou y voit l’invention d’un nouveau canon culturel : un « modernisme populaire (3)  ». En 1966, Theodorakis met en musique Romiosini et choisit pour l’interpréter Grigoris Bithikotsis, célébrissime chanteur de l’époque. Lors du premier concert de Grécité, les salles de concert s’avèrent trop petites, il faut jouer dans un stade. La droite au pouvoir tente d’intimider, en vain, un public où les vétérans de la résistance croisent la jeunesse d’une gauche en plein essor. L’enthousiasme est colossal.

COUVERTURE DE  «DIX-HUIT PETITES
CHANSONS DE LA PATRIE AMÈRE»
DE 
YANNIS RITSOS 

Un an plus tard, en avril 1967, après le coup d’État, les œuvres de Theodorakis sont interdites. Ritsos est envoyé en camp, puis en liberté surveillée. Les années passent, jusqu’à l’occupation de l’École polytechnique en 1973 par les étudiants. Depuis les haut-parleurs, ils diffusent, inlassablement, Grécité. Entre-temps, Ritsos a écrit les Dix-Huit Petites Chansons de la patrie amère, qui en sont comme la suite, vingt-six ans plus tard. Le thème de la romiosini est de nouveau présent : « Ne pleure pas sur la Grèce, quand elle est près de fléchir / Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque, / La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne / Pour terrasser la bête avec la lance du soleil (4).  » À la chute de la dictature, en 1974, ces vers furent chantés par Theodorakis et repris par la foule athénienne lors d’un concert mythique. Poésie et chanson s’opposent ensemble à l’ordre dominant dans le champ symbolique, comme les artistes l’avaient fait dans l’action politique, pour la liberté.

Aux dernières élections nationales de mai-juin 2023, trois partis d’extrême droite ont recueilli 12 % des suffrages, parmi lesquels les Spartiates et Solution grecque, qui s’inscrivent dans la tradition helléniste. L’opposition entre grécité et hellénisme ne relève pas que de l’histoire.


Ulysse Baratin

Directeur de la Scène de recherche de l’École normale supérieure de Paris-Saclay.

Notes :

(1)  Yannis Ritsos, Grécité, traduit du grec par Jacques Lacarrière, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 2023 (rééd.).

(2)  Jacques Lacarrière est notamment l’auteur de L’Été grec. Une Grèce quotidienne de 4000 ans, Plon, coll. « Terre humaine », Paris, 1976.

(3)  « Pour une histoire de la littérature grecque du XXe siècle. Propositions de reconstruction, thèmes et courants » (en grec), actes d’un colloque à la mémoire d’Alexander Argyrios, Presses universitaires de Crète - Musée Bénaki, Héraklion, 2012.

(4)  Dix-Huit Petites Chansons de la patrie amère, traduit du grec par Anne Personnaz, Éditions Bruno Doucey, Paris, 2012.



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