lundi 25 septembre 2023

CHILI : LA FONDATION PABLO NERUDA APPELLE LA JUSTICE À DÉVOILER LES VÉRITABLES CAUSES DE LA MORT DE L’IMMENSE POÈTE

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ILLUSTRATION FONDATION PABLO NERUDA

CHILI : LA FONDATION PABLO NERUDA APPELLE LA JUSTICE À DÉVOILER LES VÉRITABLES CAUSES DE LA MORT DE L’IMMENSE POÈTE/ 
Santiago - La Fondation Pablo Neruda, qui perpétue l’œuvre du célèbre poète chilien, a lancé un appel à la justice de son pays pour dévoiler les véritable causes de son décès survenu quelques jours après le coup d’Etat perpétré par Augusto Pinochet en septembre 1973.

Quid.ma

PABLO NERUDA
PAR MILAD BEHROOZI
Cet appel a été lancé à l’occasion du 50ème anniversaire de la mort du plus célèbre des poètes chiliens contemporains, dans des circonstances qui n’ont jamais été clarifiées, sachant que le poète était l’un des détracteurs les plus virulents de Pinochet.

Un communiqué de la Fondation, qui « protège le précieux et énorme héritage du poète, demande que la justice se prononce rapidement sur les causes de sa mort".

Le document fait également référence au coup d’État et à ses effets sur Neruda. "Il a détruit les fondements de la coexistence humaine au Chili, affectant profondément le poète qui, en quelques jours, a vu ses idéaux pulvérisés et ses amis assassinés. Lorsque les valeurs démocratiques et la défense des droits de l’homme - dans le pays et dans le monde - subissent les assauts de nouveaux populismes, de nouveaux fascismes et d’un négationnisme cruel, la figure de Pablo Neruda est une leçon aujourd’hui".

Le communiqué fait ensuite référence à la censure de l’œuvre de Neruda après le coup d’Etat de Pinochet, soulignant que "l’objectif de ces actions était de provoquer le décès moral de Neruda, l’effaçant ainsi de l’histoire du pays en tant que figure politique et culturelle incontournable dans la lutte pour la justice sociale ».

Pablo Neruda, Prix Nobel de littérature en 1971, est l’un des poètes les plus influents et les plus renommés du XXème siècle. Il était un poète, un diplomate et un homme politique chilien, et ses œuvres ont été traduites dans de nombreuses langues. 

Neruda, né en 1904 Ricardo Eliecer Neftali Reyes Basoalti est surtout connu pour sa poésie passionnée, en particulier ses poèmes d'amour et ses œuvres engagées politiquement. Il a écrit sur une grande variété de sujets, y compris la nature, l'amour, l'histoire et la politique. Il était un communiste dévoué et a servi en tant que diplomate et sénateur pour le Parti Communiste chilien. Son engagement politique se reflète dans plusieurs de ses œuvres poétiques, notamment dans "Canto General", qui explore l'histoire et la condition humaine en Amérique Latine. En raison de ses convictions politiques, Neruda a vécu en exil à plusieurs reprises, notamment en Italie et au Mexique.:

Pablo Neruda est décédé en 1973, peu de temps après le coup d'État militaire au Chili qui a renversé le président Salvador Allende. Il laisse derrière lui un vaste corpus d'œuvres poétiques qui continuent d'influencer la littérature et la poésie du monde entier. Ses œuvres restent largement lues et étudiées, et sa vie et son engagement pour la justice sociale et la dignité humaine continuent d'inspirer de nombreuses personnes.


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FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

 

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dimanche 24 septembre 2023

! CAMARADA PABLO NERUDA, PRESENTE !

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LE CHAGRIN DE TOUT UN PEUPLE LORS DES FUNERAILLES DE
PABLO NERUDA, A SANTIAGO DU CHILI, LE 23 SEPTEMBRE 1973
PHOTO MARCELO MONTECINOS

Le 23 septembre 1973, il y a cinquante ans, disparaît Pablo Neruda. Poète, écrivain, diplomate, prix Nobel de littérature et communiste, il aura consacré toute sa vie à l’écriture et à son engagement politique. Sa mort survient quelques jours après le coup d’État de Pinochet qui a vu le Chili basculer dans la nuit noire de la dictature.

par Marie-José Sirach

UNE DE L'HUMANITÉ DU
VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023

« Camarada Pablo Neruda, presente ! Camarada Pablo Neruda, presente ! Ahora y siempre ! » Le corbillard traverse doucement les rues de Santiago entouré de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui accompagnent la dépouille de Pablo Neruda. Le poète national, le poète universel est mort le 23 septembre 1973. Il n’aura pas survécu au coup d’État perpétré par le général Pinochet. Il n’aura pas survécu à la mort du président Salvador Allende, survenue le 11 septembre. Il n’aura pas survécu à celle de son ami auteur-compositeur Victor Jara, exécuté sous les balles de ses tortionnaires le 15 septembre dans le stade de Santiago. Celui qui a chanté la beauté foudroyante de la nature, celui qui disait de la poésie qu’elle était insurrectionnelle, vient de mourir. Dans des circonstances pour le moins mystérieuses.

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Ils sont des centaines ce jour-là à l’accompagner. Les images tournées par Bruno Muel sont les rares qui nous soient parvenues de ce moment historique. Elles sont terribles, magnifiquement terribles. «!  Camarada Pablo Neruda ! » : un cri de rage et de désespoir, un cri de résistance repris par des hommes et des femmes en larmes ! En regardant ces images, on scrute les visages du peuple chilien. Seul un poète peut insuffler autant de courage, car on se dit qu’il leur en a fallu, du courage, pour braver la dictature. Soudain éclate l’Internationale. Les poings serrés se lèvent. Autour, des soldats en armes. Ils ont ordre de ne pas intervenir. On ne tire pas sur la foule qui assiste aux obsèques d’un prix Nobel de littérature. Même quand on s’appelle Pinochet et que le monde entier, effaré, regarde un pays sombrer dans la nuit.

Puis on entend un slogan, incroyable, qui s’élève entre les tombes du cimetière. « La izquierda, unida, jamás será vencida » (La gauche unie ne sera jamais vaincue). Un appel à maintenir en vie cette Unité populaire qui avait soulevé un immense espoir sur tout le continent sud-américain. Jusqu’à son dernier souffle, l’itinéraire poétique et politique de Pablo Neruda aura accompagné les soubresauts du XXe siècle. Son œuvre, gigantesque, impressionne par son lyrisme, ses métaphores, une écriture enracinée dans une nature tumultueuse et indocile qui consacre les hommes. Il est né Ricardo Eliecer Neftali Reyes-Basoalto le 12 juillet 1904. Il a grandi à Temuco, capitale de l’Araucanie, aux portes de la Patagonie. Dès l’enfance, la nature est à portée de main, dans ces paysages aux couleurs vives et saturées où l’eau coule en cascade, où le chant des oiseaux retentit, joyeux, où les lianes indociles s’enroulent le long des troncs des arbres qui s’étirent vers la voûte étoilée du ciel.

Son engagement pour la République espagnole

Tout vient de là, dira-t-il plus tard, des souvenirs lointains de son enfance où couleurs et odeurs s’entrelacent à jamais dans son imaginaire. Très tôt, il recopie des poèmes dans des cahiers à spirales et se lance dans l’écriture. Il a 19 ans quand paraît son premier recueil de poésie, Crépusculaire ; 20 ans lorsque Vingt Poèmes d’amour et une chanson désespérée, longue élégie érotique et sensuelle, organique, aubade à la femme, à toutes les femmes, muses éternelles, le consacrent. Certes, la thématique n’est pas nouvelle. Déjà Ronsard en son temps n’écrivait pas autre chose. Mais du haut de ses 20 ans à peine, Neruda libère sa plume de tous les carcans de la métrique, s’émancipe de toute pudeur. « Je puis écrire les vers les plus tristes cette nuit. Je l’aimais, et parfois elle aussi elle m’aima. » Séduction, passion, trahison, rupture. « Il est si bref l’amour et l’oubli est si long. »

Pablo Neruda est un jeune homme qui croque la vie par tous les bouts. L’écriture ne le lâche pas mais il a soif d’aventures et voudrait embrasser le monde. À partir de 1927, il pousse les portes du corps diplomatique. Il est d’abord nommé consul à Rangoun, puis à Colombo, Calcutta, Buenos Aires. S’ensuit un bref retour au pays natal et, en 1935, il est nommé consul en Espagne. Il s’était déjà lié d’amitié avec Federico Garcia Lorca. La Generación del 27 – Lorca, Alberti, Guillén, Hernandez – et Antonio Machado l’accueillent à bras ouverts. La maison madrilène de Neruda, la Casa de las flores, est le rendez-vous quotidien incontournable des poètes de la capitale, laquelle vit dans l’euphorie de la victoire du Front populaire. Mais le coup d’État de Franco, en juillet 1936, les bombardements massifs auxquels est soumise la population, l’assassinat de son ami Federico Garcia Lorca vont provoquer, chez Neruda, un choc. Il s’engage pour la République espagnole, sans relâche. « L’honneur de la poésie a été de sortir dans la rue, de prendre part à ce combat. La poésie fut une insurrection, écrira-t-il. Nous, les poètes, nous haïssons la haine et nous faisons la guerre à la guerre.»

En 1939, il organise, avec l’assentiment du président chilien d’alors, le départ de 2 400 républicains espagnols à bord du Winnipeg, un vieux cargo abandonné dont il dira : « J’ai aimé dès le début le mot Winnipeg. Les mots ont des ailes ou n’en ont pas. Les mots rugueux restent collés au papier, à la table, à la terre. Le mot Winnipeg est ailé. » Toute cette première moitié du XXe siècle, Neruda n’aura cessé d’écrire. Tentative de l’homme infini en 1926, Résidence sur la terre de 1925 à 1931, en 1926, l’Espagne au cœur en 1938… À Paris, il se lie d’amitié avec Aragon, Éluard. En 1940, Neruda est nommé consul général au Mexique, sa route croise celle des grands peintres muralistes, Orozco, Rivera, Siqueiros. En 1945, il adhère au Parti communiste chilien et est élu sénateur des provinces minières du nord du Chili. La gouvernance chilienne a changé de président. Persécuté par les autorités de son pays, Neruda fuit le Chili à travers la cordillère. Il a ces mots pour évoquer ce temps : « L’exil est rond : un cercle, un anneau ; les pieds en font le tour, tu traverses la Terre et ce n’est pas ta Terre. Le jour t’éveille et ce n’est pas le tien, la nuit arrive : il manque tes étoiles. »

La voix de tous les opprimés d’Amérique du Sud

En 1950, paraît le Chant général, el Canto general. Un monument qui brasse l’histoire du continent sud-américain, un récit transnational où le poète chante la terre, l’eau, le vent et le feu, mais aussi l’histoire des peuples andins. Un souffle épique traverse cette œuvre-monde, et la voix de Neruda devient celle des sans-voix et de tous les opprimés de ce continent. La guerre d’Espagne aura marqué une rupture dans l’œuvre et l’écriture de Neruda. Même s’il ne va jamais renoncer à « chanter l’amour », Neruda réunit à jamais engagement poétique et politique. De retour au Chili en 1952, il devient en 1957 président de l’Union des écrivains chiliens. En 1964, il publie Mémorial de Isla negra, du nom de sa maison refuge, désormais un musée, qui regorge d’objets insolites, fruit de ses pérégrinations de par le monde. Pénétrer dans ce lieu pas trop loin de Santiago, face à l’immensité de l’océan Pacifique, c’est ressentir la vie du poète. En 1969, le Parti communiste le désigne candidat à l’élection présidentielle.

Mais Neruda laisse sa place à Salvador Allende, qui devient ainsi le candidat unique de l’Unité populaire. Allende président, Neruda devient ambassadeur à Paris. Il y retrouvera d’anciens amis, fera connaissance du grand compositeur grec en exil Mikis Theodorakis, qui mettra en musique le Chant général. En 1971, il reçoit le prix Nobel de littérature. Malade, il retourne au Chili, où il est accueilli triomphalement. Jusqu’à la fin de sa vie, il aura écrit, combattu le fascisme, milité pour un monde de justice et de paix. Sa poésie ne nous dit pas comment vivre mais nous apprend à vivre. Il fut le poète de l’amour et de la révolte. Le coup d’État de Pinochet mettra fin à une aventure progressiste et démocratique qui se déployait dans ce pays, longue bande de terre étroite, coincée entre la cordillère des Andes et le Pacifique.

Recevant le Nobel, Neruda emprunte, pour conclure, les mots d’Arthur Rimbaud : « Ce n’est qu’au prix d’une ardente patience que nous pourrons conquérir la cité splendide qui donnera la lumière, la justice et la dignité à tous les hommes. Ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain ». Marie-José Sirach


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FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

 

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samedi 23 septembre 2023

« 50 ANS APRÈS, LA MORT DE PABLO NERUDA RESTE TOUJOURS TRÈS MYSTÉRIEUSE »

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PABLO NERUDA A REÇU LE PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE EN 1971
PHOTO AFP 

ENTRETIEN. « 50 ans après, la mort de Pablo Neruda reste toujours très mystérieuse » / Le poète chilien et homme politique communiste Pablo Neruda est mort il y a cinquante ans jour pour jour, le 23 septembre 1973. Des suites de son cancer selon la version officielle… Assassiné par le pouvoir de Pinochet dénoncent certains de ses proches. Alors qu’une enquête judiciaire est menée depuis 2011, Laurie Fachaux-Cygan, journaliste d’investigation qui a mené une enquête sur le sujet, estime que « seule la science pourra résoudre cette affaire ».

Ouest-France

Propos recueillis par Paul GRATIAN.

Le 23 septembre 1973, douze jours après le début de la dictature chilienne de Pinochet, le poète et homme politique Pablo Neruda mourait dans un hôpital un jour avant de s’exiler au Mexique. Une mort longtemps qualifiée de naturelle – le prix Nobel de littérature chilien était atteint d’un cancer de la prostate – jusqu’à ce que des soupçons d’empoisonnement voient le jour ces dernières années. Assassinat politique ou mort naturelle ? Cinquante ans après ce décès, le mystère reste entier.

« Dans cette affaire, rien n’est clair », raconte Laurie Fachaux-Cygan dans son livre Chambre 406, l’affaire Pablo Neruda, paru le 22 août aux éditions de l’atelier. Tout au long des 200 pages d’enquête, cette journaliste d’investigation travaillant en Amérique du Sud, ne cesse de se demander : « Que s’est-il passé dans la chambre 406 de la clinique Santa Maria le 23 septembre 1973 ».

« Pablo Neruda faisait clairement partie des indésirables pour Pinochet »

« Dans cette affaire rien n’est clair », écrivez-vous dans votre enquête. Que voulez-vous dire par là ?

Rien n’est clair par rapport aux faits : cinquante ans après, la mort de Pablo Neruda reste toujours très mystérieuse. Manuel Araya, son chauffeur et assistant, et Mathilde Urrutia, sa femme, ont des versions différentes de la mort de Pablo Neruda alors que ce sont les deux personnes les plus proches du poète. Manuel Araya a toujours dit qu’il est allé chercher des affaires dans la maison de Pablo Neruda le 23 septembre, jour de la mort.

Or Mathilde Urrutia évoque le 22 septembre. Manuel Araya raconte également qu’un médecin l’a envoyé chercher un médicament alors qu’il était à l’hôpital où était Pablo Neruda avant de mourir. Mathilde Urrutia n’en parle pas du tout… Je me suis plusieurs fois demandé pourquoi ils ne sont pas d’accord sur le récit.

LE CONDUCTEUR ET ASSISTANT DE PABLO NERUDA, MANUEL ARAYA,
LORS D’UNE CONFÉRENCE DE PRESSE EN FÉVRIER 2023.
PHOTO MARTIN BERNETTI / AFP

Mathilde Urrutia explique qu’il est mort dans son sommeil, alors que l’ancien ambassadeur de France au Chili, qui s’est rendu à la clinique de Pablo Neruda peu avant sa mort, raconte l’avoir entendu agoniser… Beaucoup de témoignages se contredisent.

En quoi Pablo Neruda pouvait-il constituer une cible de Pinochet ?

Les communistes étaient l’une des premières cibles de la dictature. Pablo Neruda était communiste, sa poésie parlait souvent de politique. Il avait été candidat à la présidentielle, il était ami avec le président Salvador Allende, victime du coup d’État. Pablo Neruda faisait clairement partie des indésirables pour Pinochet. Il est mort la veille de son départ au Mexique où sa femme l’avait convaincu de partir après le coup d’État. Or tout était près pour ce départ…

PABLO NERUDA A ÉTÉ AMBASSADEUR
DU CHILI EN FRANCE.
PHOTO AFP

Il faut attendre 2011 pour qu’une enquête soit ouverte sur la mort de Pablo Neruda, soit près de quarante ans après le décès. Comment expliquer ce délai ?

Lorsque Pablo Neruda est mort, il avait 69 ans et avait un cancer de la prostate donc à l’époque, sa mort a été vue comme naturelle. Ensuite, Manuel Araya, qui a toujours été convaincu d’un assassinat, a très peu pu parler. À l’époque, seuls deux journaux de droite avaient le droit de paraître donc la presse chilienne n’en parlait pas. Il m’a aussi expliqué qu’on ne le prenait pas au sérieux car il était vu comme un simple chauffeur sans argent ni réseau. Et de toute façon, pendant la dictature chilienne, la plupart des plaintes n’étaient pas prises.

En 2004, Manuel Araya a donné une interview au journal de sa ville mais cet entretien n’a pas eu d’écho. Il faut aussi avoir en tête que le Chili a mis du temps à se remettre de la dictature et 2004 est l’année où une plainte pour torture a été déposée pour la première fois. En 2011, Manuel Araya a donné un deuxième entretien pour un média mexicain et le Parti communiste s’est emparé de cette histoire et a porté plainte pour l’homicide de Pablo Neruda.

« Seule la science pourra résoudre l’affaire »

« L’issue de l’enquête est incertaine, l’éventail des possibilités est large », écrivez-vous. Où en est-on de l’enquête aujourd’hui ?

L’enquête comporte 16 tomes et 7 000 pages de procédure. Il y a eu quatre panels d’experts. Le premier panel a cherché si des médicaments étaient dans le corps de Pablo Neruda et n’en ont pas trouvé. Des laboratoires internationaux ont travaillé sur les restes de Pablo Neruda. En 2017, le troisième panel d’expert a annoncé avoir découvert une bactérie, le clostridium botulinum (potentiellement toxique), dans une dent de Pablo Neruda. En février 2023, les scientifiques ont dit que cette bactérie était bien présente dans le corps de Pablo Neruda au moment de sa mort.

Mais la pièce manquante du puzzle est de savoir comment cette bactérie est arrivée dans le corps du poète. A-t-elle été injectée, Manuel Araya ayant toujours parlé d’une piqûre ? A-t-elle été inhalée ? La bactérie était-elle dans un poisson que Pablo Neruda a mangé lors d’un repas avant sa mort ? Et cette bactérie a-t-elle développé la toxine botulique qui est très mortelle ? Il y a également cette question : si la bactérie a été injectée, d’où venait-elle ? C’est sur ces questions que travaille la juge aujourd’hui. Seule la science pourra résoudre l’affaire car on ne sait pas qui était l’infirmière qui a injecté un calmant à Pablo Neruda le 22 septembre, d’après la version de Mathilde Urrutia.

LA JUGE PAOLA PLAZA GONZALEZ EST CHARGÉE DE
L’ENQUÊTE CONCERNANT LA MORT DE PABLO NERUDA.
PHOTO MARTIN BERNETTI / AFP

Quand peut-on espérer un verdict de la juge de la Cour d’appel qui enquête sur cette affaire ?

C’est impossible à savoir. Il y a déjà eu quatre panels d’expertise… Mais de toute façon, le verdict de la juge ne viendra sûrement pas clore l’affaire car les affaires de violations de droits humains sous Pinochet font très souvent l’objet d’appels, des personnes condamnées ou des proches. Le neveu de Pablo Neruda, Rodolfo Reyes, m’a déjà dit qu’il ferait appel en cas de non-lieu. Donc le feuilleton judiciaire est très loin d’être terminé. C’est un petit peu comme dans l’affaire de la mort de Eduardo Frei, ancien président chilien et opposant à Neruda, mort dans la même clinique que Pablo Neruda, en 1982, où il y a eu trois verdicts.

Alors que des commémorations ont eu lieu au Chili pour les cinquante ans du début de la dictature, La mort de Pablo Neruda est-elle un sujet de débat aujourd’hui au Chili ?

L’affaire Neruda n’a pas toujours fait la Une de la presse. En 2017, quand un panel d’expert avait indiqué que le certificat de décès était faux car Pablo Neruda n’était pas mort du cancer, le silence autour de l’affaire m’avait étonné.

La mort de Neruda a fait la Une de la presse en février 2023 quand les experts ont remis leurs conclusions et les gens en ont davantage parlé. Le neveu de l’auteur avait dit qu’il avait eu les résultats et qu’ils indiquaient que Pablo Neruda avait été assassiné. Il y a eu un emballement médiatique et tout le monde en a parlé en imaginant un verdict prochain. Mais les experts ont finalement dit qu’ils ne pouvaient pas trancher.

Aujourd’hui au Chili, cinquante ans après, ce n’est pas tellement la mort de Neruda qui fait parler mais plutôt la dictature de Pinochet. Le Chili a beaucoup de mal à écrire une histoire commune autour de ce coup d’État. La mort de Salvador Allende reste un traumatisme national avec des récits très différents entre la gauche et une partie de la droite et l’extrême droite.

« Il y a encore beaucoup de pans de l’histoire récente du Chili qui manquent »

À titre plus personnel, qu’est ce qui vous a poussé à vous intéresser à la mort de Pablo Neruda ?

J’ai passé plusieurs années au Chili et en Amérique latine où j’étais correspondante pour plusieurs médias francophones. La problématique de la violation des droits de l’homme sous la dictature de Pinochet est très présente dans l’actualité donc c’est un sujet que j’ai toujours suivi. En 2013, je me suis intéressée à l’exhumation de Pablo Neruda dans le cadre de l’enquête judiciaire sur sa mort. J’avais alors longuement interviewé Manuel Araya, son chauffeur et garde du corps, que j’ai rencontré plusieurs fois ensuite. En 2016, je suis allé au quatrième enterrement du poète où j’ai vu plusieurs de ses proches. Je me suis dit que cette affaire était dingue avec plusieurs versions qui se contredisent. J’ai toujours aimé les polars et j’ai vraiment l’impression que cette affaire, tellement dense, ne pouvait pas se résumer en un article.

En plus, alors que Pablo Neruda a eu une vie très romanesque, sa vie post-mortem a aussi été très romanesque. Il a eu quatre enterrements, ses restes ont aussi beaucoup voyagé, lui qui voyageait beaucoup…

Vous rappelez dans le livre que des milliers de familles chiliennes cherchent encore la vérité concernant les faits commis pendant la dictature avec plus de 1 100 personnes toujours portées disparues. Le flou autour de la mort de Neruda est-il symptomatique de la difficulté d’établir la vérité sur cette époque ?

On ne sait pas s’il a été assassiné donc Pablo Neruda n’est pas officiellement une victime du régime de Pinochet. Mais il y a tellement de doutes, avec cette mort douze jours après le coup d’État de Pinochet, que la mort de Pablo Neruda fait écho à ce besoin de justice et de vérité qu’on retrouve dans une grande partie du Chili.

Il y a encore beaucoup de pans de l’histoire récente du Chili qui manquent. Je me souviens d’une rencontre avec une femme dont le mari avait disparu où elle me disait qu’au-delà de la justice, elle voulait surtout connaître la vérité. Dans énormément de cas, la vérité n’est pas reconstituée à 100 %.

UN MONUMENT AU MORT EN HOMMAGE AUX PERSONNES DISPARUES
 DURANT LA DICTATURE DE PINOCHET, À SANTIAGO, AU CHILI.
PHOTO PABLO VERA / AFP

Que représente la figure de Neruda aujourd’hui au Chili?

Pablo Neruda reste un immense auteur et poète au Chili. Avec Gabriela Mistral, il est l’un des deux seuls auteurs chiliens à avoir eu le prix Nobel de littérature. Ses résidences restent très visitées au Chili. Et de par sa mort et son passé communiste, sa figure est associée à la dictature et aux victimes de la répression. Ces dernières années, des personnes ont découvert qu’il reconnaissait un viol dans son autobiographie, donc son image avait été écornée. Mais cette affaire est retombée aujourd’hui même si sa figure reste clivante pour une partie du mouvement féministe.

Au-delà du Chili, il reste un monument de la littérature mondiale. Gallimard a publié le 7 septembre Résider sur la terre, un nouvel ouvrage de Pablo Neruda. Il reste un auteur célébré, largement cité par des politiques. Pour les cinquante ans du coup d’État, Emmanuel Macron a par exemple envoyé un message au président chilien où il cite Louis Aragon qui a écrit un poème en hommage à Pablo Neruda.

CAPTURE D'ÉCRAN

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Il reste traduit dans énormément de langues, y compris dans des langues très rares.

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FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

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vendredi 22 septembre 2023

50 ANS APRÈS LA MORT DU POÈTE CHILIEN PABLO NERUDA : « IL RESTE BEAUCOUP D’INCERTITUDES »

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LE POÈTE CHILIEN PABLO NERUDA
LE 13 JUIN 1966 À NEW YORK.
PHOTO SAM FALK
50 ans après la mort du poète chilien Pablo Neruda : « Il reste beaucoup d’incertitudes »/ Il était poète, écrivain, diplomate, prix Nobel de littérature... La disparition de Pablo Neruda est survenue le 23 septembre 1973, quelques jours après le coup d’État de Pinochet qui a vu le Chili basculer dans la dictature. A-t-il été empoisonné ? Entretien avec Laurie Fachaux-Cygan, la journaliste d’investigation indépendante qui a enquêté pendant dix ans sur sa mort.

Culture et savoir

par Sophie Joubert 

4 min

UNE DE L'HUMANITÉ DU
VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023

Que s’est-il passé, le 23 septembre 1973 dans la chambre 406 de la clinique Santa Maria de Santiago du Chili ? La question, lancinante, court tout au long du livre de Laurie Fachaux-Cygan. Écrit comme un polar, Chambre 406 (les éditions de l’Atelier) reconstitue les derniers jours de la mort du poète communiste à partir de témoignages, d’articles de presse, de rapports d’expertises et du dossier d’instruction.

 PHOTO  ARCHIVES
FUNDACION PABLO NERUDA
Pablo Neruda est-il mort de son cancer de la prostate, comme le dit la version officielle, ou d’un empoisonnement ? À la suite d’une plainte déposée par le Parti communiste chilien en 2011, le corps de l’écrivain a été exhumé et examiné par des experts. L’instruction est toujours en cours.

Quand et comment a émergé l’hypothèse de l’empoisonnement de Pablo Neruda ?

 LAURIE FACHAUX-CYGAN
JOURNALISTE

Manuel Araya, le chauffeur de Pablo Neruda, décédé en juin dernier, a toujours été convaincu qu’il avait été assassiné. Il a donné une interview en 2004 à un journal local pour raconter sa version des faits, sans aucun écho. En mai 2011, le Parti communiste chilien (PCCh) a décidé de porter plainte pour homicide. Le neveu de Neruda, Rodolfo Reyes, s’est ensuite associé à la plainte.

MANUEL ARAYA, L’ANCIEN CHAUFFEUR DE PABLO NERUDA,
DEVANT LA CITROËN QUE LE POÈTE A AMENÉE DE FRANCE
EN 1972. ISLA NEGRA, CHILI 

Comment en arrive-t-on à l’exhumation du corps ?

Elle a lieu le 8 avril 2013. C’était aussi un souhait du Parti communiste chilien. Le juge qui a été saisi de l’affaire a entendu des personnes, dont Manuel Araya. Sa version diffère de celle de Matilde Urrutia, la veuve de Neruda. Tous deux s’accordent pour dire qu’ils sont retournés dans la maison d’Isla Negra, à la demande de Neruda, pour chercher des affaires, en vue d’un départ pour le Mexique. Selon Manuel Araya, Neruda lui aurait téléphoné en lui disant qu’il brûlait de l’intérieur.

« En 2017, des scientifiques ont expliqué que le certificat de décès de Pablo Neruda était faux. Selon eux, il n’est pas mort de son cancer de la prostate. »

Arrivé à Santiago, dans la chambre 406 où était hospitalisé le poète, un médecin lui aurait demandé d’aller en ville acheter un médicament manquant. Il y est allé, a été arrêté puis détenu au Stade national (devenu un camp de prisonniers après le coup d’État de Pinochet – NDLR).

Dans la version de Matilde Urrutia, Pablo Neruda leur aurait simplement dit de revenir sur le champ à Santiago. Elle raconte dans son autobiographie qu’il était hors de lui, qu’elle a appelé une infirmière qui lui a fait une piqûre. Il ne s’est pas réveillé. Les deux versions, même si elles divergent, parlent d’une piqûre.

Manuel Araya a aussi dit que Neruda avait une tache rouge au niveau de l’estomac. Sur cette base, le PCCh a dit que le seul moyen de savoir était d’exhumer le corps. Le dossier médical de Neruda à la clinique Santa Maria de Santiago et celui de ses séjours à l’hôpital Cochin, à Paris, où il était soigné pour son cancer, n’ont pas été retrouvés. Donc on ne peut rien affirmer.

Que disent les scientifiques ?

ll y a eu quatre panels d’experts depuis 2013. Une conférence de presse a eu lieu le 20 octobre 2017 pour rendre compte des conclusions des scientifiques. Ils ont expliqué que le certificat de décès de Pablo Neruda était faux. Selon eux, il n’est pas mort de son cancer de la prostate.

Le laboratoire de l’université McMaster, au Canada, a découvert dans une molaire de Pablo Neruda, une bactérie, le Clostridium botulinum, qui peut produire de la toxine botulique, l’une des plus mortelles au monde. En février 2023, les scientifiques ont dit que la bactérie était présente dans le corps de Neruda au moment de sa mort et qu’elle ne provenait pas de la terre autour du cercueil. Mais il reste beaucoup d’incertitudes, c’est pourquoi le juge n’a pas encore rendu son verdict.

Les mots-clés associés à cet article, Chili, dictature chilienne, neruda, pablo neruda

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FUNÉRAILLES DE PABLO NERUDA EN 1973.
PHOTO CHRISTIAN SIMONPIETRI

 

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jeudi 21 septembre 2023

LA MAISON TRIOLET-ARAGON CÉLÈBRE LES 50 ANS DE LA MORT DE NERUDA

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PHOTO D'ALAIN DEJEAN

La Maison Esla Triolet-Aragon célébrera les 50 ans de la mort du poète chilien avec une après-midi littéraire et musicale ce dimanche, qui fera dialoguer les trois œuvres-vies.

par Clément Garcia

3 min

AFFICHE MAISON TRIOLET-ARAGON 

On sait les liens ténus et féconds entre Pablo Neruda et la France, préfigurant en quelque sorte ceux qui unirent les deux peuples pendant la dictature. Le poète officia dans l’Hexagone comme ambassadeur dans ses dernières années, mais des amitiés y furent nouées dès sa jeunesse, notamment avec son alter ego Louis Aragon.

► À lire aussi :    PABLO NERUDA ET LOUIS ARAGON

PABLO NERUDA ET LOUIS ARAGON,
LORS DES FUNÉRAILLES D'ELSA TRIOLET,
LE 16 JUIN 1970. PHOTO NERUDA FRANCE

Tout naturellement, la Maison Elsa Triolet-Aragon s’est saisie du cinquantième anniversaire de la mort du poète chilien pour consacrer une après-midi littéraire et musicale, le dimanche 24 septembre après-midi, aux rapports fraternels et amicaux entretenus entre le poète et le couple. « Aragon a joué un rôle très important dans l’introduction de Neruda en France, rappelle Guillaume Roubaud-Quashie, directeur des lieux, notamment pour ce qui concerne les traductions. Si bien que les nouveaux traducteurs se sont donnés pour tâche de “désaragoniser” Neruda. »

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UNE DE L'HUMANITÉ DU
VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023

La relation entre les deux écrivains s’enracine en prélude à la drôle de guerre, après que Neruda a ouvert au couple les portes de l’ambassade du Chili, le faisant profiter de la protection consulaire alors que plane la menace d’une interdiction du Parti communiste, avant d’aider Elsa à rejoindre Bordeaux, puis la Zone libre.

« Homme libre venu d’un éden inventé/Tu prouvais l’avenir avec ta liberté », écrivait Aragon en hommage à son ami après-guerre, en 1948, dans le Nouveau Crève-cœur, dont plusieurs pages lui sont dédiés. « La présence de Neruda est forte dans cette maison, ajoute Guillaume Roubaud-Quashie. Il y a, par exemple, un menu gastronomique humoristique affiché qui s’amuse de titres de romans d’Aragon, et que Neruda avait concocté quand il était venu assister ici au lancement de Spoutnik à la radio. »

Poèmes, débats et concerts

C’est après le terrible tremblement de terre de 1965 qui a détruit la maison du poète chilien qu’Aragon lui dédie son Élégie à Pablo Neruda, « du dernier Aragon, qui te serre le cœur sur le plan politique », s’émeut le directeur. C’est ce long poème que récitera le comédien Valentin Fruitier, après que l’acteur Léon Bonnaffé aura organisé une visite facétieuse de la Maison, en écho aux trois écrivains.

Entre ces deux réjouissances, Erik Orsenna, président du Moulin de Saint-Arnoult, qui revendique ses racines latino-américaines, dialoguera avec Stéphanie Decante, traductrice pour Gallimard d’une nouvelle anthologie (Résider sur la Terre, « Quarto »). Et comme tout finit toujours en chansons, la compagnie Serge Barbuscia animera la fin de soirée avec son spectacle « Tango Neruda ». Il y sera question d’un autre Pablo, Picasso cette fois-ci, sous les auspices du grand bandonéoniste argentin Astor Piazzolla.

Le 24 septembre 2023, à partir de 15 heures, au Moulin de Saint-Arnoult, rue de Villeneuve, Saint-Arnoult-en-Yvelines. Renseignements : 01 30 41 20 15.

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mercredi 20 septembre 2023

« RÉSIDER SUR LA TERRE » , UN TRÈS BEL ENSEMBLE D’ŒUVRES DE PABLO NERUDA

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PHOTO FUNDACIÓN PABLO NERUDA 

“Résider sur la Terre”, un très bel ensemble d’œuvres de Pablo Neruda/ Pablo Neruda À travers ses poèmes, il embrassait des siècles d’histoire de l’Amérique latine, sa splendeur, ses larmes. Tout en rendant hommage aux pêcheurs, potiers, prostituées, mendiants…

Par Gilles Heuré

COUVERTURE
RÉSIDER SUR LA TERRE

Ce superbe volume de la collection Quarto, qui réunit un ensemble de poèmes de Pablo Neruda (1904-1973), donne toute la mesure de l’écrivain chilien, mort il y a tout juste cinquante ans, le 23 septembre. Un poète, fils d’un cheminot et d’une institutrice, qui fut diplomate au Mexique, en Espagne, en France et en Malaisie, sénateur communiste dans son pays, Prix Nobel de littérature en 1971, et constamment ouvert au monde. « J’ai toujours voulu que dans la poésie on voie les mains de l’homme, confiait-il en 1966. J’ai toujours désiré une poésie qui montre ses empreintes digitales. Une poésie d’argile, pour que l’eau y chante. Une poésie de pain, pour que tous la mangent. »

« L’Homme invisible » (1954), il se gausse de ces poètes qui disent toujours « moi » sans évoquer ceux qui les entourent : « Je ne peux pas vivre sans la vie, être l’homme sans l’homme et je cours et vois et entends et chante… Donnez-moi pour ma vie toutes les vies, donnez-moi toute la douleur de tout le monde, je vais la transformer en espoir. » Et dans « Ode à la poésie », il somme cette dernière d’« unir son pas au pas des hommes ».

Hommes et femmes sont en effet partout dans ses textes, leur insufflant une énergie militante qui embrasse les siècles de l’Amérique latine. Il dénonce les conquistadors espagnols qui exterminèrent habitants et cultures, ces soldats « écorcheurs » qui firent descendre la nuit sur le Pérou, « comme une braise noire ». Il fustige la mainmise des groupes industriels étrangers sur la population et les richesses : comme la Standard Oil, « avec ses conseillers et ses bottes, avec ses chèques et ses fusils, ses régimes et ses prisonniers ».

« Il faut écouter les poètes. C’est une des leçons de l’Histoire. »

Ses poèmes rendent hommage à tous ceux dont l’existence est broyée : pêcheurs, potiers, charpentiers, filles prostituées tombées entre les mains des « mercantis », mendiants « noués au mur » des cathédrales (« flore de la rue, errants / Fleurs des légales pestilences »), l’Indien au « visage perdu » à Lima, les mineurs déportés en Patagonie (« dans le froid antarctique ou dans les déserts de Pisagua »), les travailleurs de la mer de Valparaíso et les brodeuses d’Isla Negra… Les animaux — le lama aux « yeux candides sur la délicatesse / du monde couvert de rosée », les perroquets « pareils à des lingots d’or vert », le condor qui « passe comme un vaisseau noir » —, mais aussi les pierres du Chili, les saisons, l’amour, le soutien à l’Espagne antifranquiste, convoquent également sa plume.

« Il faut écouter les poètes. C’est une des leçons de l’Histoire », disait-il en 1968. Il mourra, sans doute empoisonné 1, douze jours après le coup d’État du général Pinochet qui a chassé du pouvoir le président démocratiquement élu Salvador Allende.

Cinquante ans après sa mort, Pablo Neruda (1904-1973), Prix Nobel de littérature en 1971, s’impose encore en mythe monumental, en « témoin ardent » des événements politiques qui ont traversé le siècle : guerre d’Espagne, espoir (puis crise) communiste, lutte contre l’impérialisme nord-américain en Amérique latine, arrivée au pouvoir de Salvador Allende… Chaque fois présent, il a donné à entendre sa voix, tant par sa poésie - le Chant général en particulier - que par ses discours devenus célèbres.

En faisant de Résidence sur la terre le pivot central d’une œuvre foisonnante, cette édition propose de retracer la trajectoire poétique et intellectuelle de ce géant, au-delà de la légende, lui qui a participé aux principales mutations artistiques du XXe siècle - avant-gardiste de la première heure, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 27 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, d’une expression dense et sensuelle, célébrant la matière, basculera vers une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. À travers sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli), qu’on découvrira ici, cette écriture se dote encore d’une autre facette, méconnue, tel un miroir tendu par l’auteur, refl étant sa façon d’habiter le monde, de résider sur la terre.